Page:Ibsen - Un ennemi du peuple, trad. Prozor, 1905.djvu/16

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tôt voir apparaître. N’importe ! les triomphes lointains du maître dont la gloire rejaillissait sur son pays, la rapidité foudroyante avec laquelle il avait créé tout un courant nouveau de sentiments, d’idées, de tendances et appelé à la vie tout un élément inconnu, rien de cela ne pouvait prévaloir contre le mouvement instinctif qui faisait reculer les Norvégiens devant le monstre qu’un des leurs avait évoqué du fond ténébreux de sa pensée. Mais était-ce bien un des leurs ? Ils n’en avaient pas le sentiment. Ils ne l’ont point encore. Depuis ce temps, Ibsen a pu, à force de gloire, forcer le pays où il est né à dire fièrement : « Il est à nous. » A le dire, oui. Mais à le penser, à le sentir ? Eh bien ! franchement non. L’orgueil dont je parle, je l’ai toujours vu mêlé d’une sorte de gêne. Qu’ils l’avouent ou non, et les plus sincères l’avouent, cette gloire leur est un fardeau à porter. Et puisque l’humanité en revendique, leur déclare-t-on, sa part, ils le lui céderaient volontiers tout entier : « Prenez-le, » diraient-ils si l’on insistait, « et laissez-nous notre Bjôrnson. »

La première fois que je le vis, — c’était à Munich, en 1 890, — Ibsen me donna une très consciencieuse étude sur son œuvre et sur sa personne, due à M. Jaeger, un fervent, un zélateur. Mais la ferveur de M. Jaeger est de celles, très fréquentes chez les peuples protestants, qui poussent moins à s’inspirer de l’idéal d’un maître qu’à voir dans le maître l’incarnation de son propre idéal, à soi. M. Jaeger, qui est évidemment un bon Norvégien, s’efforce d’établir que son grand concitoyen a le cœur le plus ardemment patriotique qui ait jamais battu