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Je suis peut-être le seul survivant de ces glorieux ancêtres. Est-il convenable, dites-moi, de s’attarder à vivre si longtemps, après eux ?

Avec une émotion mal contenue que la modestie de ce grand travailleur et sa sérénité de vieillard joyeux m’inspirent, je lui réponds que sa vieillesse encore robuste nous est précieuse, à l’heure où le Journal d’Eugène Delacroix est publié et où la mémoire du confident le plus fidèle de ce grand peintre nous en garantira peut-être l’authenticité.

— Oui, je savais que Delacroix écrivait ses impressions au jour le jour, depuis l’année 1822. Un soir, à Dieppe, comme la nuit était déjà fort avancée, il me demanda brusquement la permission de se retirer et d’aller… « Dormir comme moi ? ajoutai-je. — Non, me répondit-il, mais écrire. C’est une habitude que j’ai prise, de noter chaque soir les affaires du jour. Mon cher philosophe, ce sont surtout nos conversations que je marque dans ces cahiers, et je pourrais vous en faire relire de si vieilles que vous en avez certainement perdu le souvenir. » Mais si je n’ai plus mémoire de ces confidences que Delacroix se plaisait à noter, en revanche, — après la lecture de son Journal qui vient de m’être faite, car je n’y vois plus, — je peux dire que je me souviens très vivement encore de maints incidents de sa vie qu’il se plaisait à me conter, et sur lesquels ses cahiers gardent un bien étrange silence.

Pourquoi ce silence ? Delacroix prévoyait-il que ses amis, plus tard, au besoin, pourraient compléter ses papiers ; ou n’ordonna-t il à sa gouvernante Jenny de les brûler, au moment de mourir, que parce qu’il douta alors lui-même de sa propre mémoire et du peu de place qu’elle occuperait dans l’esprit de ses contemporains ? Heureusement, Jenny n’a rien brûlé du tout. D’autre part, un des vieux confidents du