Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/123

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paru sous les éloges d’un célèbre critique allemand[1], qu’il était bien difficile maintenant de découvrir même une faute dont on n’eût pas trouvé moyen de faire une beauté.

Dans cette perplexité, j’étais un matin à feuilleter ses œuvres, quand le hasard me fit tomber sur les scènes comiques de Henri IV. Un moment après j’étais entièrement plongé dans les folles bacchanales de la taverne de la Tête de Sanglier. Ces scènes de franche et capricieuse gaieté sont tracées d’une manière si vive et si naturelle, et les caractères sont soutenus avec tant de force et de fidélité, qu’ils se confondent dans l’esprit avec les faits et les personnages de la vie réelle. Cette idée ne vient qu’à bien peu de lecteurs, qu’en somme il n’y a là que des créations idéales écloses dans le cerveau du poëte ; que sérieusement et à parler franc jamais semblable groupe de joyeux compagnons n’anima le pesant voisinage d’Eastcheap.

Pour ma part, j’aime à me laisser aller aux illusions de la poésie. Un héros de fiction qui n’a jamais existé vaut tout autant pour moi qu’un héros de l’histoire qui vécut il y a mille ans : et s’il est une excuse pour une semblable insouciance des liens communs de la nature humaine, je ne donnerais pas mon gros Jack pour la moitié des grands hommes des anciennes chroniques. Qu’ont-ils donc fait pour moi, ou pour des hommes comme moi, ces héros des anciens temps ? Ils ont conquis des pays dont je ne possède pas un acre ; ou bien ils ont gagné des lauriers dont je n’ai pas hérité une feuille ; ou bien ils ont fourni des exemples de prouesse extravagante que je n’ai pas plus le goût de suivre que je n’en ai l’occasion. Mais le vieux Jack Falstaff ! — le bon Jack Falstaff ! — le doux Jack Falstaff ! — il a fait le champ plus large aux jouissances humaines ; il a découvert de vastes régions d’esprit et de bonne humeur, où l’homme le plus pauvre peut venir puiser ; il nous a légué son rire si franc, héritage qui ne nous manquera jamais, qui fera le monde plus joyeux et meilleur jusqu’à la postérité la plus reculée.

Tout à coup une idée me vint : « Je vais faire un pèlerinage à Eastcheap, dis-je en fermant le livre, et je verrai si la vieille taverne de la Tête de Sanglier existe toujours. » Qui sait

  1. Schlegel. (Note du traducteur.)