Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/128

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recouvraient son épitaphe, le petit sacristain m’attira de son côté d’un air mystérieux, et m’apprit à voix basse qu’une fois, il y a bien longtemps, par une sombre nuit d’hiver, alors que le vent était déchaîné, qu’il sifflait, mugissait, battait portes et fenêtres, et faisait tournoyer les girouettes, de telle sorte que la frayeur chassait les vivants de leur lit et que les morts eux-mêmes ne pouvaient dormir paisiblement dans leur cercueil, le fantôme de l’honnête Preston, qui se trouvait prendre l’air par hasard dans le cimetière, fut attiré par l’appel bien connu de « garçon » sortant de la Tête de Sanglier, et parut soudain au milieu d’une réunion de hurleurs, juste au moment où le clerc de la paroisse était en train de chanter un couplet de la « joyeuse chanson du capitaine la Mort », au grand effroi de plusieurs capitaines de milice, et conversion d’un fripon de procureur, lequel devint, à partir de ce jour, un zélé chrétien, et qui, dit-on, ne tordit plus jamais le cou à la vérité… que lorsqu’il s’agissait d’affaires.

Que l’on veuille bien se rappeler que je ne me porte pas garant de l’authenticité de cette anecdote ; quoiqu’il soit bien avéré que les cimetières et coins obscurs de cette vieille métropole sont souvent infestés par des esprits inquiets, et qu’il n’est personne qui n’ait entendu parler du fantôme de Cock Lane, de l’apparition qui garde à la Tour les diamants de la couronne, laquelle a presque rendu fous de terreur tant de hardis factionnaires.

Quoi qu’il en soit de tout cela, ce Robert Preston semble avoir été le digne successeur du Francis à la langue agile qui servait aux orgies du prince Henri ; avoir dit aussi souvent le « On y va, on y va, Monsieur », et puis avoir eu plus d’honnêteté que son prédécesseur, car Falstaff, dont personne ne s’avisera de contester la finesse de goût, accuse tout net Francis de mettre de la chaux dans son vin de Xérès, tandis que l’épitaphe de l’honnête Preston le loue de la sobriété de sa conduite, de la pureté de son vin, et de sa bonne foi sur l’article de la mesure[1]. Les nobles dignitaires de l’église ne paraissaient pas, toutefois, immodérément captivés par la sobriété du sommelier ; le commis-organiste, dont l’œil lançait des regards humides, décocha même quelque sarcasme au sujet de la tempérance d’un homme qui a

  1. Comme cette inscription porte avec elle une excellente moralité, je la transcris pour l’édification des sommeliers coupables. C’est, sans doute, l’œuvre de quelque esprit d’élite qui fréquentait autrefois la Tête de Sanglier :

    Bacchus, pour étonner le monde des buveurs,
    Eut un fils tempérant : c’est l’objet de nos pleurs.
    Il grandit au milieu des muids pleins sans connaître
    Le joug de la bouteille — il n’eut jamais son maître.
    Lecteur, pour l’équité te sens-tu quelque amour,
    De l’honnête Preston souviens-toi chaque jour.
    Il tira du bon vin, sut contenter ses hôtes,
    Eut assez de vertus pour excuser ses fautes…
    Or çà, du dieu du vin serviteurs dégradés,
    Imitez donc de Bob les nobles procédés.