Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/18

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et de l’air qui en font l’objet, et elles tendent à détourner notre esprit des thèmes mondains. Je trouvais du bonheur à me pencher nonchalamment sur la barre d’appui du gaillard d’arrière, ou à grimper au grand mât, par un temps bien calme, et à songer des heures durant, bercé sur le sein assoupi d’une mer d’été ; à fixer mes regards sur les nuages dorés qui s’amoncelaient et qui penchaient leur tête au-dessus de l’horizon, à les transformer en féeriques royaumes, à les peupler de créatures de mon invention ; — à suivre de l’œil les molles ondulations des vagues, qui roulaient leurs masses d’argent comme pour aller mourir sur ces heureux rivages.

J’éprouvais une délicieuse sensation, mélange de sécurité, de crainte et de respect, à regarder de cette hauteur vertigineuse les monstres de l’océan et leurs jeux étranges. Des bandes de marsouins plongeaient lourdement à l’avant du vaisseau ; le dauphin gladiateur élevait avec peine ses formes colossales au-dessus de la surface ; ou le requin vorace, semblable à un spectre, passait comme une flèche à travers les eaux bleues. Mon imagination évoquait tout ce que j’avais lu ou entendu dire sur ce monde des eaux qui était au-dessous de moi, sur cette multitude de poissons qui errent dans ses insondables vallées, sur les monstres informes dont les retraites sont aux fondements mêmes de la terre, et sur ces terribles fantômes qui grossissent les récits des pêcheurs et des matelots.

Parfois une voile glissant au loin sur la mer, à l’horizon, était un autre thème de spéculations sans but. Quel intérêt présente ce fragment d’un monde, brûlant de se réunir à la grande masse de vie ! Quel glorieux monument de l’invention humaine que d’avoir ainsi triomphé des flots et des vents ; d’avoir, d’un bout du monde à l’autre, établi cette communion, cet échange de bienfaits, fait pénétrer dans les stériles régions du nord tout le luxe méridional, répandu les lumières de la science et les découvertes de la civilisation ; d’avoir ainsi relié ces membres épars de la race humaine, entre lesquels la nature semblait avoir élevé d’insurmontables barrières !

Un jour nous découvrîmes, flottant à une certaine distance, un objet informe. En mer tout ce qui rompt la monotonie de cette masse d’eau qui vous entoure est sûr d’attirer l’attention. Il se