Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/24

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par les soucis peut-être. Sa contenance était noble, romaine ; sa tête aurait charmé un peintre ; et bien que de légères rides indiquassent que la pensée, cette dévastatrice, avait étreint son front, cependant l’œil rayonnait encore du feu qui embrase les âmes poétiques. Dans l’ensemble il y avait quelque chose qui annonçait un être d’un ordre autre que celui de la race bruyante qui l’entourait.

Je m’enquis de son nom : j’appris que c’était Roscoe. Un sentiment involontaire de vénération me fit reculer. C’était alors un écrivain célèbre ; un de ces hommes dont la voix avait retenti jusqu’au bout du monde, avec l’esprit desquels j’avais été en communion, même dans les solitudes de l’Amérique. Accoutumés, comme nous le sommes dans notre pays, à ne connaître les écrivains européens que par leurs ouvrages, nous ne pouvons les concevoir tendant, comme d’autres hommes, à un but mesquin ou honteux, et coudoyant la foule des esprits vulgaires dans les sentiers poudreux de la vie. Ils passent devant nos imaginations comme des êtres supérieurs, plongés dans un océan de lumière, émanation de leur génie, le front entouré d’une auréole de gloire littéraire.

Trouver l’élégant historien des Médicis mêlé à cette foule inquiète, à ces fils du négoce, choqua donc un peu d’abord mes idées poétiques ; mais c’est précisément des circonstances et de la situation mêmes dans lesquelles il a été placé que dérivent surtout ses droits à l’admiration. Il est intéressant de noter qu’il est des esprits qui semblent presque se créer eux-mêmes, se redressant après la chute, surmontant mille obstacles, et ne se laissant détourner par rien de leur voie solitaire. On dirait que la nature prend plaisir à se jouer des efforts de l’art pour amener à maturité ceux qu’elle a disgraciés, et qu’elle tire gloire de la vigueur et de l’exubérance qui frappent dans ses beaux ouvrages. Elle livre aux vents, qui les dispersent, des semences de génie ; partie peut mourir, qui tombe sur les terrains pierreux du monde, ou bien qui est étouffée par les épines et les ronces hâtives de l’adversité : le reste finit toujours par prendre racine, même dans les crevasses du rocher, par se faire, à force de lutter, une place au soleil, et par répandre sur leur stérile lieu de naissance toutes les beautés de la végétation.