Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/269

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avait un groupe de vieilles femmes à langue de vipère qui tenaient leurs yeux braqués d’une maison faisant précisément face à celle du boucher, et critiquaient, épluchaient tous ceux qui frappaient à la porte.

Ce bal fut la cause d’une guerre presque ouverte, tout le voisinage ayant déclaré qu’il ne voulait plus rien avoir de commun avec les Mouton. Il est vrai de dire que madame Mouton, quand elle n’avait pas d’engagement avec ses amis les gens de qualité, donnait à huis clos de petits thés sans façon à quelques-unes de ses vieilles connaissances, « entièrement », c’étaient ses expressions, « pour les amis » ; et il est également vrai d’ajouter que ses invitations étaient toujours acceptées, en dépit de tous serments antérieurs du contraire. Même les bonnes dames prenaient place avec empressement et se délectaient à entendre la musique des demoiselles Mouton, qui voulaient bien condescendre à tapoter pour elles une mélodie irlandaise sur le piano ; et elles prêtaient l’oreille avec un intérêt merveilleux aux anecdotes que racontait madame Mouton de la famille de l’alderman Plunket, de Portsoken Ward, et des demoiselles Timberlake, les riches héritières de Crutched Friars ; mais après elles soulageaient leur conscience et détournaient les reproches de leurs confédérés, en agitant, à la première assemblée générale de commérage, tout ce qui s’était passé, en déchirant à belles dents les Mouton et leur soirée.

La seule personne de la famille que l’on ne put rendre fashionable fut le boucher lui-même. L’honnête Mouton, en dépit de la douceur de son nom, était un rude et joyeux compère ; il avait une voix de lion, un paquet de cheveux noirs faisant l’effet d’une brosse à souliers, et une large face bigarrée comme le bœuf qu’il débitait. C’était en vain que ses filles parlaient toujours de lui comme du « vieux gentleman », adressaient la parole à leur « papa » avec des intonations d’une douceur infinie, et tâchaient, à force de cajoleries, de lui faire passer une robe de chambre et des pantoufles, et autres habitudes qui conviennent à un gentleman. Elles eurent beau faire, elles ne purent réduire le boucher. Sa forte nature rompait les mailles de toutes leurs flatteries. Il avait une franche et vulgaire bonne humeur qui était irréprimable. Ses bons mots surtout faisaient frissonner ses filles,