Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/272

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plus fashionable de la Petite-Bretagne ; les Mouton prenant fait et cause pour les droits de Cross-Keys Square, et les Trotter pour le voisinage de Saint-Barthélémy.

Voilà donc ce petit territoire déchiré par les factions et les dissensions intestines, comme le grand empire dont il porte le nom. Quel sera le résultat, c’est ce que l’apothicaire lui-même, avec tout son talent dans l’art des pronostics, serait fort embarrassé de déterminer, bien que j’appréhende que cela ne se termine par l’extinction totale du véritable John-Bullisme.

Les effets immédiats m’en sont extrêmement désagréables. Étant célibataire, et, comme je l’ai fait observer plus haut, un personnage tout à fait oisif, un inutile, j’ai été considéré comme le seul gentleman par profession de l’endroit. Je suis donc en grande faveur auprès des deux partis, et, partant, il me faut prêter l’oreille à toutes leurs délibérations intimes, à leurs mutuelles médisances. Comme je suis trop poli pour ne pas être, en toute occasion, de l’avis des dames, je me suis horriblement compromis auprès de l’un et l’autre parti en déchirant ses adversaires. Je fais bien entendre raison là-dessus à ma conscience, laquelle est vraiment très-accommodante de sa nature, mais je ne puis imposer silence à mes craintes. — Si jamais les Mouton et les Trotter viennent à se réconcilier et à confronter leurs notes, je suis perdu !

Je me suis, en conséquence, déterminé à battre en retraite pendant qu’il en était temps encore, et suis actuellement en quête de quelque autre nid, dans cette grande cité, où les vieilles coutumes anglaises soient encore en honneur ; où l’on ne mange, ni ne boive, ni ne parle à la française ; et où il n’y ait pas des familles fashionables de marchands retirés. Ceci trouvé, je me dépêcherai, en rat vieux routier, de disparaître avant qu’il ne me tombe une vieille maison sur la tête ; je dirai un long quoique mélancolique adieu à mon logis actuel, et laisserai les factions rivales des Mouton et des Trotter se partager l’empire en lambeaux de la Petite-Bretagne.