Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

une raison pour se laisser mourir de faim dans les montagnes. Il secoua la tête, mit sur l’épaule son fusil rouillé, et, le cœur plein d’affliction et d’anxiété, tourna ses pas du côté du logis.

Comme il approchait du village, il rencontra nombre de gens, mais personne qu’il reconnût, ce qui le surprit un peu, car il avait jusqu’alors cru connaître tous les habitants des pays d’alentour. Leurs vêtements, aussi, étaient d’une mode différente de celle à laquelle il était habitué. Ils le regardaient tous fixement avec d’égales marques de surprise, et, chaque fois qu’ils jetaient sur lui les yeux, portaient invariablement la main à leur menton. La continuelle répétition de ce geste amena Rip, involontairement, à faire de même. — Alors, à son grand étonnement, il s’aperçut que sa barbe avait grandi d’un pied.

Il venait d’atteindre les premières maisons du village. Une bande d’enfants inconnus se mit à sa poursuite en l’accablant de huées, en se montrant du doigt sa barbe grise. Les chiens, les chiens, parmi lesquels il ne retrouvait pas une vieille connaissance, aboyaient sur son passage. Le village même était changé ; il était maintenant plus large, plus populeux. Il découvrait des rangées de maisons qu’il n’avait jamais vues auparavant, et celles qui avaient été ses retraites favorites avaient disparu. Des noms inconnus étaient sur les portes — des visages inconnus aux croisées — tout était inconnu. Son esprit se chargea de noirs pressentiments ; il en vint à se demander si tout ce qui l’entourait et lui-même n’étaient pas enchantés. C’était pourtant bien là le village où il était né, qu’il n’avait quitté que de la veille ; c’étaient bien là les monts Kaatskill — c’était bien l’Hudson qui roulait dans le lointain ses eaux argentées — chaque colline, chaque vallée était bien telle qu’elle avait toujours été. — Rip était cruellement embarrassé : — « Ce flacon de la nuit dernière, pensa-t-il, a laissé ma pauvre tête bien vide ! »

Ce ne fut pas sans difficulté qu’il trouva le chemin qui conduisait à sa maison. Il en approcha dans un muet respect, respect mêlé de crainte, s’attendant à chaque minute à entendre la voix perçante de dame Van Winkle. Il trouva la maison en ruine — le toit écroulé, les fenêtres brisées, et les portes sorties des gonds. Un chien à demi mort de faim, qui ressemblait à Wolf, rôdait à l’entour. Rip l’appela par son nom, mais le chien grogna, montra