Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/52

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au regard bilieux, les poches pleines de billets, pérorait avec véhémence sur les droits des citoyens, — les élections, — les membres du congrès, — la liberté, — Bunker’s Hill, — les héros de soixante-seize — et autres expressions qui sonnaient aux oreilles troublées de Van Winkle comme un vrai jargon babylonien.

L’apparition de Rip avec sa longue barbe grise, son fusil de chasse couvert de rouille, son costume bizarre et l’armée de femmes et d’enfants qui se pressait sur ses talons, eut bientôt attiré l’attention des politiques de taverne. Ils s’amassèrent autour de lui, l’examinant de la tête aux pieds avec la plus grande curiosité. L’orateur se précipita vers lui, et, le prenant légèrement à part, s’enquit « de quel côté il votait : » Rip le regarda fixement, d’un air distrait et stupide. Un autre individu, de petite taille, mais qui se donnait beaucoup de mouvement, le tira par le bras, et, se haussant sur la pointe des pieds, lui glissa dans l’oreille : « Êtes-vous fédéraliste ou démocrate ? » Rip se mettait encore l’esprit à la torture pour saisir la question, quand un habile et vieux gentleman à mine dictatoriale et coiffé d’un chapeau à cornes finissant en pointe d’aiguille s’ouvrit un passage à travers la foule, que sur son chemin il repoussait à droite et à gauche avec ses coudes, et se plantant devant Van Winkle, un bras sur la hanche, l’autre appuyé sur sa canne, pendant que ses yeux perçants et son chapeau pointu plongeaient, pour ainsi dire, au fond de son âme, lui demanda d’un ton austère « ce qui l’amenait aux élections avec un fusil sur l’épaule et un rassemblement derrière lui, et s’il avait l’intention de faire une émeute dans le village ? » — « Hélas ! Messieurs, s’écria Rip quelque peu alarmé, je suis un pauvre homme bien paisible, natif de l’endroit, et un loyal sujet du roi, Dieu le bénisse ! »

À ces mots le même cri échappa à tous les assistants : — « Un tory ! un tory ! un espion ! un réfugié ! Chassez-le, qu’il disparaisse ! » Ce fut à grand’peine que l’important personnage au chapeau à cornes parvint à rétablir l’ordre, et qu’ayant pris un air dix fois plus rébarbatif, il demanda derechef à cet accusé, à cet inconnu, ce qu’il était venu faire et qui il cherchait. Le pauvre homme lui assura bien humblement qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, mais était simplement en quête de quel-