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après chargé de pesants volumes, sur lesquels l’autre se jetait voracement, en affamé, unguibus et rostro. Je ne doutai plus que je ne fusse tombé au milieu d’une réunion de mages profondément engagés dans l’étude des sciences occultes. La scène me rappela ce philosophe d’un vieux conte arabe, captif au sein d’une montagne, dans une bibliothèque enchantée s’ouvrant seulement une fois par an, où les esprits du lieu exécutaient tous ses ordres, et allaient lui chercher des livres traitant de toutes les sciences ténébreuses : de sorte qu’au bout de l’année, quand la porte magique roula sur ses gonds une fois encore et s’ouvrit, il en sortit si riche en connaissances illicites qu’il put planer au-dessus du vulgaire et commander aux puissances de la nature.

Ma curiosité était tout à fait éveillée. Je parlai bas à l’oreille de l’un de ces démons familiers quand il allait sortir de la salle, et lui demandai l’explication de l’étrange tableau que j’avais sous les yeux. Quelques mots suffirent à cet effet. Il se trouva que ces personnages mystérieux, que j’avais pris pour des mages, étaient pour la plupart des auteurs, et précisément occupés à confectionner des livres. J’étais, de fait, dans la salle de lecture de la grande bibliothèque britannique — immense collection de volumes de tous les temps et de tous les idiomes, dont beaucoup sont maintenant oubliés, et dont la plupart sont bien rarement lus ; une de ces sources abandonnées de vieille littérature auxquelles se rendent maints auteurs modernes pour y puiser à pleins seaux la science d’autrefois, « une provision d’anglais pur sang » dont ils puissent grossir le maigre ruisseau de leur pensée.

Une fois en possession du secret, je m’assis dans un coin pour surprendre les procédés employés dans cette manufacture de livres. Mon attention se porta sur un individu maigre, au regard bilieux, qui ne cherchait que les livres les plus rongés par les vers, imprimés en lettres gothiques. Évidemment il construisait un ouvrage d’une érudition profonde, qui serait acheté par tout homme désireux de passer pour instruit, placé dans sa bibliothèque sur un rayon bien en vue, ou resterait ouvert sur sa table, mais ne serait jamais lu. Je m’aperçus que, de temps à autre, il tirait de sa poche un gros morceau de biscuit et le rongeait. Était-ce son dîner, ou s’efforçait-il d’écarter cet épuisement de l’estomac produit par de longues méditations sur des ouvrages