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La vieille caissière s’endort. Elle rêve aussi. Elle rêve aux fiançailles qu’elle fit rompre, aux divorces qu’elle provoqua, aux neveux qu’elle fit déshériter, à tant de familles brouillées par elle, à tant d’âmes où elle fit éclore les fleurs vénéneuses et indestructibles du soupçon et de la haine. Puis le songe s’embellit, se magnifie. Mlle  Séraphine sourit dans son sommeil. Car elle rêve que son plus cher désir est exaucé, sa plus grande ambition réalisée. Elle rêve que le drame, le vrai drame, vainement provoqué, vainement attendu depuis si longtemps, vient de s’accomplir enfin. Elle voit du sang sur des têtes jeunes et charmantes, de beaux grands yeux révulsés par la mort, des lèvres humides encore de baisers tordues par la suprême souffrance. Elle rêve qu’elle a tué, enfin ! tué un de ceux-là qui ne lui ont rien fait, mais qu’elle exècre de toutes les forces de son âme, parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont aimés, tandis qu’elle est laide, pauvre et solitaire.

Et il y a plus de joie, plus de bonheur, plus de passion délirante dans le soupir heureux que pousse Mlle  Séraphine, que dans tous ceux qui s’exhalent autour d’elle, chez les pauvres filles où l’on rêve d’amour loyal et partagé, de probe labeur et de dévouement infini.