— Bé, voilà… La bouteille, c’est pour moi, et c’est pas pour moi… Enfin, c’est pour César.
— César ?
— Oui, vous savez bien, César… Mon cochon quoi !… C’est sur lui qu’ la faux, est tombée hier au soir.
M. Brusy ne put réprimer un soubresaut.
— C’est bon, dit-il un peu sèchement. Vous aurez votre bouteille, mère Fahette… Je vais me promener sur le quai en attendant le train.
Et, tournant le dos, il s’en fut du côté du tunnel. La petite vieille le regarda s’éloigner, d’un air où la pitié se mêlait à pas mal de mépris.
— Faut qu’y soit rud’ment furieux, songea-t-elle, pour pas m’avoir app’lée « Monsieur le Chef de Gare »… Bah ! y donn’ra la bouteille, puisqu’il a promis… Et quand j’aurai encore besoin de lui, il aura oublié tout ça.
Sur quoi, non sans s’adresser à elle-même un clin d’œil de félicitations, elle rentra dans son wagon-salle d’attente.
Là-bas, sous le soleil qui chauffait déjà dru, le docteur Brusy arpentait le quai en grommelant, mais tout bas, très bas, par crainte qu’on ne l’entendît. C’était un petit vieillard alerte et doux, bien conservé par une vie simple et régulière, par l’exercice forcé des longues marches, à travers champs et bois, vers l’enfant malade ou le vieillard moribond. Sous de rudes cheveux gris, abondants encore, son large front gardait malgré les rides, pour ceux qui savent voir, une grande noblesse de formes et de lignes. Derrière d’épaisses lunettes de myope, les yeux, lumineux et profonds, étaient d’un bleu candide, d’un bleu de myosotis si pur et si doux, qu’il détonnait presque dans cette vieille figure halée et tannée. Les lèvres étaient épaisses, bien modelées et volontiers souriantes. Mais les sourcils trop rares et trop facilement écarquillés, le nez trop menu,