retirer dans une prudente solitude. Et si j’ai choisi l’humble profession de médecin de campagne, c’est qu’à défaut de réelle autorité sur mes semblables, elle me confère, sur les rustres que je médicamente, la supériorité, toute faite et intangible, du sorcier qui vend aux sauvages des amulettes contre le mauvais sort. Les paysans me méprisent avec raison, puisqu’ils se sentent mieux armés que moi pour l’éternelle lutte entre les humains. Mais ils n’osent pas trop me le laisser voir, craignant que je les empoisonne, ou du moins que je m’abstienne de les guérir, le jour où la maladie les jetterait entre mes mains, impuissants et désarmés. Grâce à cette crainte, à elle seule, je ne suis pas trop inférieur à ceux de mes semblables contre qui je dois me heurter journellement, et, si l’on me crible volontiers de petits cailloux, j’ai pu éviter, jusqu’à présent, de recevoir des pavés sur le crâne. Si j’en rencontre un, quelque jour, en sa violente trajectoire, mes forces mal réparties ne prévaudront pas contre lui, sachez-le bien. Et ce sera la fin de votre vieil oncle, le pauvre M. Feuille-de-Papier.
Un silence dura. Rêveuse et pratique à la fois, Marie, le coude sur la table, le petit doigt au coin de la bouche, se livrait à un laborieux calcul mental : le cubage, d’après des chiffres imaginaires, et fort complaisamment exagérés dans les trois dimensions, du caractère qu’abritait certain chapeau gris. M. Hougnot, tout en criblant le sol de coups de canne, se demandait s’il avait bien, à tous les instants de sa vie, et selon ce qu’il considérait comme son devoir le plus élémentaire, crevé le journal d’autrui de son petit caillou personnel. Il semblait satisfait de lui-même, car une lueur joyeuse grandissait, peu à peu, dans ses yeux minces et sournois. Soudain, il se redressa, la canne brandie, envoya à son beau-frère une botte magistrale en pleine poitrine, et cria, d’une