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Page:Itinéraire de Cl Rutilius Numatianus, poème sur son retour à Rome, trad Despois, 1843.djvu/6

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contre le christianisme ; c’est ce regret stérile pour ce qui est mort à jamais, et cette haine impuissante contre ce qui doit vivre et triompher. Il y a dans ce livre une valeur historique que Gibbon n’a peut-être pas assez appréciée[1]. Il est curieux de lire, dans un païen du ve siècle, une protestation amère contre une religion qui bientôt ne comptera plus d’opposants ; d’y retrouver les attaques anti-chrétiennes, et en même temps les précautions du xviiie siècle ; de le voir, par exemple, comme Voltaire, attaquer les juifs pour atteindre les chrétiens. Spirituel et mondain, il ne comprend rien au christianisme ; charmé des délices et des splendeurs de la ville impériale, « il maudit la tristesse de ce monde sombre et idéal, qui va fouler la vieille Rome aux pieds. Tout change, il le sent bien ; tout s’écroule, et il s’effraye. Ce sont les âmes, surtout, qui changent autour de lui ; il ne sait à quoi attribuer ce prodige : « Autrefois on ne voyait que les corps se transformer, S’écrie-t-il, « et maintenant ce sont les cœurs ! »

Tunc mutabantur corpora, nunc animi !


Voilà le vers le plus remarquable de tout son livre, et c’est un grand témoignage historique[2]. »

A cette valeur historique, ce poëme joint un mérite littéraire qu’on ne’saurait contester : on y trouve un style plus pur, en général, que celui de ses contemporains ; des descriptions gracieuses, des digressions piquantes ; de l’esprit, mais sans élévation, comme le prouve sa haine aveugle contre le christianisme ; enfin, une sensibilité un peu banale, il est vrai, mais qui pourtant a quelque chose d’intéressant.

Cet ouvrage, sur lequel d’ingénieux littérateurs ont appelé

  1. Voici le passage de Gibbon (Mémoires, t. II) : « Si Rutilius avait retranché les cent quatre-vingts premiers vers de son poëme, on le lui aurait pardonné.... Je pense qu’un grand poëte aurait évité un pareil sujet. Ce n’était pas sous le règne d’Honorius qu’il fallait peindre la force de l’empire romain : ses forces l’avaient abandonné depuis longtemps, etc. » Sans doute l’empire n’était plus alors qu’une ruine ; sans doute cette vénération de Rutilius pour une puissance déchue est un véritable anachronisme ; mais c’est précisément là ce qui est intéressant. Rutilius croit encore à l’éternité de Rome, malgré ses revers, ou, du moins, il s’efforce d’y croire. Désolé de tant de misères, il se réfugie dans ses souvenirs ; le passé le console du présent.
  2. M. Philarète Charles, Revue des deux Mondes, 1er avril 1842.