Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/119

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

trée principale de la Carrera San Geronimo.

Comme l’avait présumé Concepcion, le comte n’était point encore de retour. On mange longuement, copieusement dans les maisons allemandes. M. de Kœleritz ne devait pas se distinguer du commun de ses compatriotes.

Peu m’importait d’ailleurs. L’attente ne me serait point pénible en cet après-midi. N’y devais-je pas désigner le jour où Niète serait Mistress Trelam, ma mistress, et où la joie de la libération fixerait à jamais le bonheur sur ses lèvres, le rayon d’azur rieur dans ses yeux.

Elle n’était point encore partie à la promenade. Elle avait voulu me voir avant, me demander pardon de son mouvement de désespoir du matin.

De sa voix douce, elle prononça les paroles qui gémissent toujours au fond de moi :

— Pardonnez… Je suis folle… Mais je ne puis me figurer être aimée autant… Ne vous fâchez pas… J’ai promis à votre cher cœur de ne plus jamais parler des choses tristes… Croyez que je fais tous mes efforts pour tenir la douce promesse… Mais ma pensée m’échappe… Elle me vante votre bonté, la courageuse indépendance de votre esprit qui amnistie l’enfant des fautes qui l’ont précédée… Et il me semble que je vis un rêve, impossible comme tous les rêves… et que je vais me réveiller dans le désert, dans la souffrance. Alors, les suppositions de… mon père… Vous concevez combien j’ai souffert. Songez donc, mon espoir, ma vie renaissante, mon amour… Vous donnez tant à votre fiancée… non, à votre engagée, je sais que vous préférez ce mot si tendre… et elle, elle sent si bien qu’elle vous apporte si peu.

Je baisai ses grands yeux avec ferveur.

Pauvre adorée mignonne ; seules les âmes riches de bonté, de noblesse, ignorent que c’est l’inestimable qu’elles donnent en se donnant.

Pauvre petite Niète, qui pensait devoir s’excuser de m’offrir le trésor de son amour, la félicité de mon existence.

Ah ! comme notre vieux Dickens a raison quand il dit, avec son exquise sentimentalité sceptique :

— On attache d’autant plus de prix aux cadeaux que l’on fait, qu’ils valent moins.

La personne qui offre à une autre la possession d’un cœur gangrené, frelaté, s’étonne toujours des manifestations tranquilles que provoque ce don.

Niète, elle, marquait sa surprise de me voir attacher du prix à son amour… Ah ! violettes, violettes, vous qui parfumez les grands bois, vous les remercierez toujours de leur ombre.

Mais il était préférable que le comte ne nous trouvât pas ensemble ; car je ne voulais pas lui avouer que lui-même avait provoqué ma démarche.

Ce que je lui cachais de choses à cet homme.

Je le savais espion, représentant de cette Allemagne cruelle, qui peuple de corbeaux noirs le ciel de l’Europe.

J’étais certain qu’il avait tenté de m’assassiner.

Et je lui faisais bon visage, moi qui, en temps normal, ignore l’art de dissimuler mes sentiments.

Musset, et nombre d’autres, ont développé la pensée que l’esprit vient aux filles avec l’amour. Tout aussi justement ils auraient pu dire que la passion remplit d’astuce les garçons, qui, en dehors d’elle, en sont rarement pourvus.

Et c’était la satisfaction de me sentir tout à coup plein d’astuce, qui m’avait assuré le courage de dissimuler !

Il est vrai que la récompense serait adorable. Dépenser ma vie auprès d’une chère petite chose, à qui je ne serais jamais tenu de mentir.

Elle et Concepcion s’en allèrent par le jardin, gagnant la porte de la rue Zorilla. Je les accompagnai jusqu’au seuil.

Rien ne s’opposait à ce que je me permisse ce plaisir.

Si le comte rentrait, ce serait évidemment par la Carrera San Geronimo, et en se trouvant en ma présence, rien ne