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L’HOMME SANS VISAGE
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Je cherche des ombres invisibles dans la nuit.

Dix heures… Ah ! mon cœur se serre.

La dalle du passage souterrain se soulève. Qui va paraître ? Ami ou ennemi ? X 323 ou Holsbein ?…

Par le pied fourchu de Satan, c’est le comte, dont je reconnais la large carrure, confusément éclairée par la petite lanterne qu’il porte à la main.

La conjoncture la plus grave se produit.

L’Allemand arrivé premier, je devrai l’attaquer pour protéger la vie du champion anglais, je devrai lutter contre le père de Niète.

Au mieux, il y a de fortes chances que ce soit la rupture de mon mariage. Un homme a beau être un espion, on ne saurait lui demander de couronner de fleurs celui qui fait manquer ses plans d’espionnage… Or, je ne projette pas autre chose.

Mais ce nouveau motif d’alarme n’a pas le temps de s’implanter dans mon cerveau. Un danger plus immédiat occupe toutes mes facultés d’attention.

J’ai peur d’être découvert !

Le comte, en effet, va et vient à travers le sous-sol. On croirait qu’il dresse un catalogue des vénérables ferrailles remisées en ce lieu.

Il les examine, cela n’est pas douteux. Je perçois le frémissement du métal sous ses doigts.

Mais que fait-il donc ?

Il s’est précipité vers la trappe. Je crois deviner. Il l’a laissée ouverte et il ne veut pas laisser cette indication de son passage.

Mais non, je le distingue confusément, se dressant auprès du trou béant, puis plus rien.

Il a soufflé la lanterne.

Une cloche de nuit m’entoure… Je tends mes nerfs, j’écoute et un glissement léger parvient à mon oreille.

Ah ! je sais, je devine… L’heure décisive est venue… Un pas subtil fait crisser les poussières accumulées dans l’escalier ignoré.

C’est X 323 évidemment. Et le comte est là, dans l’obscurité, qui l’attend, qui va bondir sur lui.

Adieu vat ! Pour l’Angleterre !… Je me dresse.

Mais, plus prompt que moi, le drame s’accomplit.

Je vois… ou plutôt je ne vois pas… Comment exprimer cette situation, où l’on perçoit un mouvement d’ombres dans l’ombre… Les yeux ne sont pour rien dans cette vision. Il semble qu’un sens supplémentaire, un sixième sens, inconnu, inhabituel se révèle soudainement.

Sens psychique, disent les pontifes du mystère, lesquels en imposent à la foule ignorante, au moyen de mots sonores qui n’expliquent rien.

Mais enfin mon « moi » voit alors que mon être physique, emprisonné par les ténèbres, est complètement aveuglé. Je constate, c’est tout ce que je puis faire. Le phénomène se produit, voilà ce que je puis affirmer.

Je note ici des impressions informulables avec les mots usuels.

Une forme de nuit jaillit par l’ouverture béante de la trappe… Il me semble qu’un bras se lève, décrit un moulinet dans l’espace, s’abat.

Un choc mat, un cri bref et qui cependant a le temps de parcourir, en la durée d’un éclair, la gamme tragique qui va de l’épouvante au râle… Une chute molle… Un silence…

Tout cela se succède avec une rapidité inouïe. Ce qui m’a demandé tant de lignes s’est accompli presque simultanément.

Je suis étourdi, fou, mes membres me paraissent paralysés.

Ah ce cri !… C’est une voix de femme qui l’a poussé… Et mon cœur, bondissant dans ma poitrine ainsi qu’un tigre en cage, précipite mon sang avec violence dans les artères… Dans le bouillonnement du fleuve sanguin, je crois entendre chuchoter le nom de ma douce « engagée » : Niète ! Niète ! C’est toi, chère aimée, qui a jeté ta plainte dans la nuit.

J’ai un irrésistible besoin d’agir, de rompre le silence qui m’oppresse, me