Avec le sentiment du devoir, on endosse la livrée d’un homme ivre aussi facilement que celle d’un ambassadeur.
Je fermai la porte à clef, puis muni d’un candélabre de cuivre, bougies allumées, je gagnai, par les couloirs que la marquise de Almaceda m’avait fait parcourir, l’entrée du petit salon des Tapisseries.
À cet instant seulement, je me demandai si ma démarche n’était pas stupide, ridicule.
Le comte pourrait me reconnaître. Ne lui avais-je pas été présenté par sir Lewis Markham ?
Mais on lui avait présenté tant de monde, ce soir-là ; et aussi, comment soupçonnerait-il un de ses invités sous la livrée de ses gens ?
Enfin, on est toujours un peu de mauvaise foi, même vis-à-vis de sa propre personne… Je me déclarai que, ayant dérobé la place d’Antonino, je devais à ce garçon de la tenir à la satisfaction de son maître.
Au surplus, la petite porte du salon s’ouvrit et se referma vivement sur deux personnages, apparus comme des diables sortant d’une boîte.
L’un était M. de Holsbein. Dans l’autre, je devinai M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinaire de la Chancellerie allemande, discutant au grand jour la conclusion d’un accord commercial avec l’Espagne, collaborant dans l’ombre à des opérations louches d’espionnage.
À l’inverse de son compagnon, M. de Kœleritz, arrivé à la réception depuis que moi-même en étais… officieusement absent, se montrait maigre, osseux, parcheminé. Très grand, on s’étonnait, lorsqu’il marchait, de n’entendre point cliqueter les os de son squelette.
Il rappelait une composition célèbre d’Albert Durer, la Mort Coquette, le squelette sinistre se parant comme une jolie femme.
Observation fugitive ou presque, de suite le comte s’écria :
— Mais ce n’est pas Antonino.
— Non, fis-je en « vulgarisant » ma voix, je suis un extra de la maison Olaredo (c’était celle qui s’était chargée du buffet)… On m’a dit : Prends un candélabre et attends ici les ordres de M. le comte.
— J’avais commandé Antonino… Pourquoi n’est-ce point lui ?
— Je ne sais pas. Peut-être est-il indisposé…
M. de Holsbein haussa les épaules d’un air mécontent et sèchement :
— Enfin, suivez-nous.
Il passa devant avec M. de Kœleritz, et parcourut le couloir dallé où m’avait guidé naguère la marquise d’Almaceda.
Mon cœur battait, comme à l’approche d’une péripétie capitale.
Nous arrivons devant la Chambre Rouge. Je porte le candélabre de façon à masquer mes traits au brave Marco, qui est toujours de faction.
S’il me reconnaissait, quel désastre !
Mais il n’y a pas de danger. Le pauvre diable est bien trop occupé, à ne pas laisser deviner au comte qu’il a commis une irrégularité en allant aviser Concepcion de son bonheur.
— Tu n’as pas bougé ?
— M. le comte peut en être certain.
— Et personne ne s’est montré ?
— Personne.
— Bien, tu es libre… attends, tu préviendras ton camarade, de faction dans le jardin, qu’il peut aller se coucher… Bonsoir.
Marco s’éloigna à grandes enjambées. Je sens, moi, qu’il a peur d’être rappelé, d’avoir à subir de nouvelles questions.
Il a tourné l’angle de la galerie, il doit pousser un ouf ! de satisfaction.
À ce moment, M. de Holsbein sort de son immobilité.
— M. de Kœleritz, dit-il avec une nuance de déférence, je dois vous prier de vouloir bien vous charger du candélabre pour entrer dans la Chambre Rouge. Moi, je vais avoir les deux mains prises.
Il les montre. De la dextre, il tient une petite clef ; de l’autre, il manie