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Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/80

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L’HOMME SANS VISAGE

où trônait majestueusement un homme carré, râblé, noir de peau, de cheveux, de barbe, le directeur de cet assommoir, le tavernier enfin.

Il me fallait passer devant lui. Ne s’opposerait-il pas à la libre circulation, dans son établissement, d’un gentleman si différent de sa clientèle accoutumée ?

Peuh ! à Madrid, comme à Londres, le même procédé permet de fermer les yeux aux hôteliers les plus timorés.

Et délibérément, j’appuie sur le bec-de-cane. J’entre. Les buveurs ont un sursaut. Je suis certain que tous ont pensé à la police ; mais ils reprennent leur beuverie, rassurés par mon apparence.

Je n’ai évidemment pas l’air d’un soldat de la loi.

D’un pas ferme, je me dirige vers la porte qui, à mon estime, accède à la cour et au Puits du Maure.

J’arrive devant le tavernier, qui me considère d’un regard méfiant.

Noblement, je dépose devant lui deux piécettes (2 francs) avec cette explication murmurée :

— Une pour chaque œil.

Le drôle a une grimace qui prétend sourire. Il incline la tête, et agrippe l’argent d’une main velue, qui pourrait appartenir à un singe.

Je suis hors de la salle commune, dans une sorte de cuisine, absolument déserte et obscure ; mais devant moi une ouverture, que la pâle clarté qui tombe des étoiles rend lumineuse par comparaison.

Enfin, j’atteins la courette.

Le sol est boueux… Une odeur de poulailler et d’eaux grasses me prend aux narines, mais je ne ralentis point ma marche.

Voici la barrière incomplète dont m’a parlé la bohémienne.

Mais au delà commence un mur de végétations inextricablement entrelacées.

« Une grande ville, a dit Twain, contient le monde. »

Sa phrase tinte à mon oreille, en face de cette forêt poussée en plein Madrid, et qui évoque l’idée de la nature sauvage et prodigue des selvas d’Asie ou d’Amérique.


VII

AUPRÈS DE LA MARGELLE


Cependant, au bout d’un instant, pendant lequel mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, il me sembla discerner une solution de continuité dans la muraille végétale.

Un sentier, ou plus exactement une piste, véritable passée de fauves, existait.

Avant de m’y engager, je jetai un regard en arrière, et tout à coup, je me morigénai vertement.

En effet, entre l’angle de la baraque et le mur limitant la courette, perpendiculairement à la rue, je venais de découvrir un étroit passage qu’utilisaient sans doute les habitués du Puits du Maure, peu soucieux d’affronter les regards d’une nombreuse assemblée.

C’était certainement par là que le comte de Holsbein, que X 323 se glisseraient dans le petit maquis madrilène. Plus habiles que moi, ils n’éveilleraient ainsi l’attention de personne.

Comme la plupart des hommes, je répugne à me critiquer. Aussi me déclarai-je d’un ton léger :

— Bah ! cela n’a aucune importance.

Et pour couper court aux velléités de critique du Mentor intérieur qui morigène le Télémaque que je suis trop souvent, je m’engageai bravement dans la sente.

C’est à tâtons que je poursuivis ma route, non sans subir d’inévitables contacts épineux, qui m’avertissaient trop tard d’une intense pullulation de ronces.

Et puis, de nouveau, une légère clarté diffuse me fit penser une seconde que, trompé par les ténèbres, j’étais revenu à la cour de la Taberna. Par bonheur, je me trompais.