— Pourquoi n’ai-je pas le courage de mettre franchement ma main dans celle de Napoléon. Lui et moi, France et Russie, ce serait l’empire du monde.
À cette heure, le front penché, le Czar se répétait peut-être cette phrase attristée.
Aussi le Corse s’empressa de s’écrier :
— C’est le dernier effort, Sire. L’homme néfaste qui tyrannise l’Europe va rouler dans la poussière. La paix bienfaisante régnera sur l’humanité, et à tous vos titres à l’amour des peuples, vous ajouterez celui de Pacificateur.
Alexandre sourit, agréablement chatouillé par la flatterie :
— Enrik Bilmsen est-il là ?
— Oui, Sire, fit en entrant dans le cercle de lumière, un grand garçon blond, à la figure rusée, à la tournure vulgaire. Tout à vos ordres.
— À mes ordres… ; vous plaisantez, maître Bilmsen ; car vous avez opposé à mes souhaits, comme à ceux du Tugendbund,… une résistance…
— Qu’en toute autre circonstance, un bon peloton d’exécution aurait punie.
— Chut ! chut ! mon brave Blücher, fit vivement le roi de Prusse.
Et le général prussien, avec son visage dur, que ses cheveux blancs n’adoucissaient point, se replongea en grommelant dans le coin sombre, d’où la colère venait de le faire sortir.
Enrik Bilmsen haussa les épaules avec l’insouciance d’un négociant qui traite une affaire :
— Sire, ma vie est à vous, ainsi qu’à mon souverain légitime, Sa Majesté le roi de Prusse… Mais une passion insensée s’est emparée de moi. Je devais mourir de douleur en face de mon idole, quand tout à coup s’est présenté à mes yeux un moyen de la conquérir. Je ne suis pas un soldat, moi ; pas un diplomate. Perdu parmi les secrétaires de M. de Metternich, je suis un simple employé de bureau, ne comprenant rien aux hautes préoccupations qui vous hantent. Ces lettres de l’impératrice Joséphine, auxquelles vous attachez tant de prix, n’étaient pour moi que de simples autographes. Et en collectionneur, j’ai proposé l’échange : mon bonheur contre votre triomphe. À vous, la gloire impérissable d’avoir vaincu le Victorieux ; à moi l’épouse choisie par mon cœur.
Derrière l’abri qui le masquait, Vidal fit un mouvement furieux. Il allait bondir vers le misérable qui osait trafiquer de Lucile comme d’une marchandise vile, mais ses gardiens le retinrent. De nouveau il sentit sur sa poitrine la piqûre d’un poignard, et celui qui se tenait auprès de lui, répéta :