Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/19

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— Serrez-moi la main, mon jeune ami, vous êtes un brave.

Mais Milhuitcent secoua la tête :

— Nous sommes ennemis, Monsieur.

— On peut être adversaires, sans bannir toute courtoisie, plaisanta le baron…

Il ne continua pas ; Espérat avait haussé les épaules :

— Vous ne comprenez pas. On peut rester courtois avec celui qui attaque votre fortune, votre existence mais en est-il de même pour celui qui prétend tuer votre mère ?

Le gentilhomme eut un ricanement :

— Je ne pense pas que vous parliez sérieusement… ; jamais on ne voit enfant trouvé être chargé de famille, et Madame votre mère…

D’un ton méprisant Espérat l’interrompit :

— Vous ne comprenez pas, monsieur le baron.

— C’est fort possible.

— Vous avez trop vécu de l’autre côté du Rhin.

— Le fait est que le roi étant exilé…

— Vous l’avez suivi… Sa noblesse n’a rien appris… le roi, celui qui distribue les grades, les pensions, les honneurs, est resté tout pour elle…

— Comme l’Empereur pour vous autres.

— L’Empereur…

Le jeune garçon eut un soupir profond :

— Non, monsieur le baron… nous qui sommes restés ici, nous dont les amis ont versé leur sang sur les champs de bataille, nous qui avons vaincu l’Europe, nous avons appris de l’Empereur qu’aucun enfant abandonné, aucun orphelin n’est isolé dans le monde… tous nous avons une mère.

— Vraiment… une mère Gigogne alors… et vous l’appelez ?

— France, monsieur le baron… France, que vous travaillez à égorger.

Il y eut un silence. Le gentilhomme avait baissé les yeux sous le regard flamboyant de son jeune interlocuteur.

Il se sentait gêné, mal à l’aise, avec l’impression confuse que la vraie grandeur, la noblesse véritable étaient du côté du petit paysan qu’il avait tenté de railler.

Par bonheur, l’apparition de Buzaguet le tira d’embarras.

L’épicier venait d’entr’ouvrir la porte vitrée, et avançant sa face ahurie, grasseyait :

— Monsieur Espérat, le pot de raisiné est prêt, faut-il vous le donner ?

La vue de cette tête effarée dérida le gamin.

— Certainement, apportez le raisiné.