— Ses ennemis… Le pouvez-vous croire ?
— Certainement, M. Bobèche. Le commerce se plaint en ces jours sombres. N’avez-vous pas dernièrement souligné la chose de cruelle façon sur vos tréteaux du boulevard du Temple.
— Je ne me souviens pas…
— Ma mémoire est plus fidèle, M. Bobèche. Durant la parade, vous avez dit, et la phrase cinglante a été répétée par tout Paris : On prétend que le commerce ne va pas… pure calomnie… J’avais trois chemises, j’en ai déjà vendu deux[1].
Le visage du comédien se contracta.
— Pardonnez à une faute, non de cœur… mais d’improvisation… On est sur les planches, la griserie des bravos vous prend… ; on veut forcer le succès… Aujourd’hui ce n’est pas le pitre c’est le citoyen, le sujet dévoué, qui vous conjure d’écouter ce jeune garçon. Il sait des choses graves.
Le sourire se figea sur les lèvres de Joséphine.
— Des choses graves… de quel ton vous affirmez cela, M. Bobèche. Moi qui pensais m’amuser.
Toute la légèreté de la folle et bonne créature passa dans ses paroles.
Mais le cœur d’Espérat ressentit comme une blessure, et oubliant l’endroit où il se trouvait, celle à qui il s’adressait, l’enfant s’écria :
— Eh ! Madame. À l’heure où l’on conspire contre l’Empereur, contre la France, les gamins comme moi, eux-mêmes, ne songent plus à jouer.
Une tache rouge se plaqua sur les joues de l’Impératrice… ; le reproche l’avait cinglée.
— Mon jeune ami, commença-t-elle d’une voix irritée…
Il l’interrompit :
— J’arrive de Saint-Dizier… mon père adoptif a décroché son fusil pour aller défendre, comme en 1792, les défilés de l’Argonne… ; et moi, moi, je serais auprès de lui, si les circonstances n’avaient voulu que je devinsse espion… C’est un espion… un espion des ennemis de l’Empereur qui est devant vous.
De grosses larmes roulaient dans les yeux de Milhuitcent. Sa voix chaude chassa la colère de l’Impératrice, et intéressée, comme malgré elle :
— Qu’avez-vous donc appris ?
— Les alliés vont franchir la frontière, si ce n’est déjà fait.
Elle haussa les épaules :
- ↑ Plaisanterie de bobèche qui fit en effet grand bruit à cette époque.