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LE MAÎTRE DU DRAPEAU BLEU

Son interlocuteur l’interrompit :

— Vous autres, Occidentaux, ne pouvez soupçonner ce qu’est le groupement en Asie. Nous sommes dans le pays de l’arbitraire, des abus. L’individu isolé est fatalement broyé ; de là, la formation des groupes, véritables États dans l’État, qui substituent leur autorité à celle des fonctionnaires, et protègent leurs adhérents contre les exactions, les injustices, grâce à la terreur salutaire qu’ils inspirent. Sur les sept cent cinquante millions d’Asiates, quatre cents millions au moins sont ainsi groupés.

— Tant que cela ? vous plaisantez.

— Non, et vous me croirez lorsque je vous aurai dit que certaines Sociétés, celle du Poing Fermé, par exemple, compte soixante millions d’adeptes, après avoir englobé les anciens Taï-Pings et les Six Lotus… L’Éventail vert en avoue vingt-cinq millions. Le Cimeterre glorieux, qui a pris naissance dans l’Inde musulmane, commande à cent douze millions d’hommes… Deux mille sociétés : Masques d’Ambre, la Sibérienne, l’Afghan rouge, le Collier de Deehra, l’Or Veda, l’Éléphant de Jade, la Poussière de Darius… réunissent le reste. Voilà ce que mon père, ce que moi-même avions rattaché en un seul faisceau ; voilà ce que la trahison de ce misérable Log peut mettre en mouvement contre nous… Nous sommes deux fugitifs contre quatre cents millions d’ennemis, d’autant plus à redouter qu’ils nous sont individuellement inconnus. Et tout à l’heure, entendant votre question : « Que faire ? » j’ai gardé le silence parce que, la route des Monts Célestes nous étant fermée, je ne vois pas la conduite à tenir.

Puis, avec une énergie soudaine :

— Avant tout, il faut rester libres. Notre liberté sauvegarde celles qui sont restées à Kiao-Tchéou, elle évite les hécatombes sanglantes que rêve Log. Or, cette bague, dont vous parliez à l’instant, cette bague au chaton gravé nous protège. Nul n’oserait porter la main sur nous, sauf Log. Il est captif des Allemands ; nous ne le rencontrerons donc pas sur la route que nous choisirons. Toute la question est dès lors : quelle route choisir ?

Dodekhan regarda son compagnon avec surprise.

Le duc s’était dressé, et, la main en visière au-dessus des yeux, il semblait absorbé par le spectacle de la campagne environnante.