Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/196

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— Les Bourbons ont mécontenté toutes les classes de la population. Pour complaire à une minorité de partisans, ils avilissent la France. Ce n’est pas la paix qu’ils ont apportée au pays, c’est la vassalité à l’Europe. Je ne parle pas de moi. Moralement je suis dégagé de tout engagement, car on n’a rien tenu de ce que l’on m’avait promis. On ne me paie pas ma pension ; on retient mon fils loin de moi. Si j’attends encore quelques mois, je serai dans la misère, ce qui est peu de chose ; mais je devrai licencier mes derniers soldats, et je resterai seul, impuissant désormais à tenter rien pour l’honneur de la France.

Il se passa la main sur le front, puis avec une sorte de gaieté.

— Aujourd’hui encore, je puis gagner les côtes de France, appeler à moi tous les citoyens soucieux du bon renom de la patrie. Je suis sûr qu’ils se grouperont autour de moi. Je puis, il est vrai, rencontrer un officier dévoué aux Bourbons, qui me passera son épée au travers du corps. Si cela doit arriver, il aura beau jeu, car pour reconquérir la France, je suis résolu à ne pas prendre une arme, à ne pas permettre que l’on brûle une cartouche. Ou la Patrie a besoin de moi et elle m’accepte, ou bien je me berce d’illusions, et je dois disparaître. À mon avis, mieux vaut mourir brutalement, en une fois, que subir, ici ou ailleurs, l’interminable supplice du proscrit.

Il y avait une grandeur inexprimable dans ces simples paroles. L’homme, plus grand encore que l’Empereur, faisait en quelque sorte son testament. Et cela sans amertume, sans phrases ronflantes.

Le cœur serré, Espérat écoutait toujours.

— Voilà ce que j’avais à vous exposer, ma mère, poursuivit Napoléon. À présent vous n’ignorez rien. Je me conformerai à ce que vous jugerez être bon et juste.

Lentement Madame mère répondit d’une voix tremblante, tandis que des larmes s’échappaient de ses yeux.

— Laissez-moi être mère un instant. Après je vous dirai mon sentiment.

L’Empereur s’inclina.

Les quatre personnages demeurèrent immobiles, tels des statues, dans le grand silence, que troublait seulement le bruit des sanglots étouffés de Lætitia.

Peu à peu ce bruit s’éteignit, et la voix de Madame Mère s’éleva de nouveau :

— Partez, mon fils, partez et suivez votre destinée. Vous échouerez peut-être, et votre mort suivra de près une tentative manquée. Mais vous