Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/304

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Parfois un dormeur se soulevait, suivait un instant des yeux le promeneur, puis se recouchait avec un soupir.

Espérat allait toujours. Mais il était dit qu’il ne dormirait pas cette nuit.

Au cantonnement où il espérait retrouver M. Tercelin, l’abbé Vaneur, tous ses amis enfin, rassemblés sous les ordres du brave Cambronne, il apprit que le régiment avait été expédié à l’aile droite afin de maintenir les communications avec le corps de Gérard.

— Bon, grommela-t-il, encore un bout de chemin à faire… et je suis fatigué.

Bientôt les bivacs s’espacèrent. On sentait l’espace libre qui existe toujours entre deux fractions importantes d’une armée.

Sur la route vaguement éclairée par le rayonnement stellaire, Espérat s’avançait. À sa droite s’étendaient des champs parsemés d’arbres fruitiers. À sa gauche, l’horizon était barré par les massifs sombres de la forêt de Beaumont, derrière laquelle les Prussiens de Blücher, inconscients du plan génial jailli du cerveau de Napoléon, campaient sans défiance.

— Oui, oui, ils seront battus, fit le jeune homme entre ses dents.

Il ne doutait pas de la victoire.

Le ciel n’était-il pas manifestement avec l’Empereur. N’avait-il pas frappé l’ennemi d’aveuglement.

Comment, cent vingt-quatre mille hommes avaient pu être rassemblés de Paris, Lille, Metz, aux environs de Maubeuge, sans que les alliés en fussent avertis. Cela seul équivalait à une victoire.

Cette dernière appréciation était exacte, mais Milhuitcent se trompait en croyant les étrangers frappés d’aveuglement.

La vérité était que les marches, contre marches, en apparence contradictoires que le grand homme de guerre avait fait exécuter, avaient jeté la confusion dans l’esprit de généraux dont la valeur, quoique réelle, demeurait bien inférieure au génie de leur adversaire.

À peine, comme l’a si bien dit Thiers, entrevoyaient-ils vaguement dans un brouillard ce qu’il voyait, lui, avec la netteté la plus parfaite.

Tout à ses réflexions, Espérat arpentait la chaussée comme en un songe, ne sentant plus la fatigue. Soudain il fit halte. Un bruit venait de rappeler son attention un instant absente. Des chevaux trottaient sur la route.

Le premier mouvement de Milhuitcent fut de se jeter dans le fossé, mais une réflexion le fit demeurer en place. Qu’avait-il à craindre d’une rencontre au milieu des cantonnements de l’armée française ? Rien. Les cavaliers ne pouvaient être que des militaires, c’est-à-dire des amis. Aussi reprit-il sa marche délibérément.