Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/272

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
269
LA CHINE À VOL D’OISEAU.

famille et est entourée d’un jardin spacieux, sa population ne doit pas excéder six cent mille âmes. »

Les préoccupations du journaliste ne nuisaient en rien à la rectitude de son jugement. Son évaluation était plus près de la vérité que celle des voyageurs portant de un à trois millions le nombre des Chinois qui habitent la ville impériale. Cependant ce petit travail l’ennuya bientôt… Il s’accouda sur le rebord de la nacelle, et regarda le paysage défiler sous ses pieds. Le vent avait fraîchi et le ballon, lancé à la vitesse d’un express, franchissait les collines, les villages, les cours d’eau, laissant à peine au touriste le temps de les reconnaître.

À l’aide d’une excellente carte et d’une boussole trouvées « à bord », Lavarède se rendit pourtant compte du chemin parcouru. Il aperçut Tien-Tsing à l’Est, nota au passage le Peï-Ho, puis le canal impérial qui relie ce fleuve au Hoang-Ho et au Yang-Tse-Kiang, et sur lequel est jeté le fameux pont de Palikao où, en 1860, les « tigres » — guerriers chinois — furent écrasés par l’artillerie franco-anglaise.

Cette distraction épuisée, le Parisien fit l’inventaire des objets contenus dans la nacelle. C’étaient des instruments de physique, la boussole dont il s’était déjà servi, des baromètres, thermomètres, orométres, des vêtements, plus un certain nombre de boutons et de fils électriques, destinés sans doute à la manœuvre de l’aérostat, mais auxquels, dans son ignorance de la construction de l’appareil, il jugea prudent de ne pas toucher.

Du reste, une constatation désolante résultait de son examen. Les vivres manquaient totalement. Il fallait faire part de la situation à ses amis, et surtout chasser la contrainte qui existait entre eux. Ce n’était pas au moment où chacun allait peut-être avoir besoin de toute son énergie, que l’on devait donner carrière à de vains préjugés.

Armand se décida à s’expliquer franchement. Aurett était assise auprès de son père à une des extrémités de la nacelle. Tous deux semblaient absorbés par la contemplation du paysage. Lavarède se rapprocha d’eux.

— Sir Murlyton, dit-il, et vous, chère miss, écoutez-moi.

Son ton grave les impressionna. Ils l’interrogèrent du regard.

— Je suis contraint d’aborder un sujet délicat ; ce matin, à un instant suprême, nous avons échangé des paroles…

Et comme l’Anglaise esquissait un geste pudique.

— Oh ! rassurez-vous, je ne prétends point en tirer avantage. À notre retour à Paris, je m’en souviendrai avec votre permission, mais jusque-là, nous sommes adversaires, et seul le ton du défi convient.