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LES HAUTS PLATEAUX DU THIBET.

fusils. Ceux qui arrivaient seraient-ils bienveillants ou hostiles ? Enfin dans l’ombre apparut une masse noire.

— Qui va là ? demanda Rachmed que sa connaissance de la langue du pays désignait naturellement aux fonctions d’interprète.

Une série d’exclamations gutturales répondit et le chariot s’arrêta.

— Qui va là ! répéta le Tekké sur un ton menaçant.

Cette fois le conducteur répliqua :

— Un pauvre homme que l’on a retenu à la ville kirghize de Beliarsand et qui regagne sa demeure.

— Approche ; si tu dis vrai, tu n’as rien à craindre de nous.

Il se fit un silence, puis des pas résonnèrent sur la terre durcie et un homme se montra. C’était un vieillard courbé dans la peau de yak qui le couvrait. Sous son bonnet fourré, on apercevait son visage maigre, terminé par une longue barbe grise.

— Je n’ai pas peur, disait-il, que pourrait-on enlever à un malheureux comme moi ? Autant gratter le rocher pour y chercher de la nourriture.

Mais soudain il s’arrêta :

— Écoutez, dit-il, l’envoyé de la mort vient à nous !

— L’envoyé de la mort, murmura le Parisien, de qui parle-t-il ?

Rachmed secoua la tête.

— L’ours gris des plateaux. Si son oreille ne l’a pas trompe, nous allons subir l’assaut d’une des plus terribles bêtes de la création.

En effet, cet ours, assez semblable à son congénère de l’Amérique du Nord, le grizly, atteint la taille d’un bœuf. Errant sur les hauteurs désolées, les entrailles déchirées par la faim, il attaque tout être que sa mauvaise étoile place sur son chemin. Sa vigueur égale sa voracité. Quand on le rencontre il faut combattre, car la fuite n’est pas permise. Avec son apparence pesante, le féroce carnassier force à la course le cheval le plus rapide. Voilà ce que le Tekké expliqua rapidement à ses compagnons.

Pendant ce temps, le conducteur du chariot se lamentait.

— Maudite soit cette nuit ! Il a éventré mes yaks, il va les dévorer ! Mes deux bœufs, ma seule fortune ! Qui donc maintenant traînera la voiture à la ville ?… Ah ! j’ai trop vécu, puisque je devais arriver à mourir de faim.

Lavarède se sentit ému par ce désespoir. Il vint à l’homme :

— Tais-toi, ordonna-t-il, nous avons des fusils pour recevoir l’ours.

— Vous me défendriez ?

— Oui, mais où est-il ?

— Écoutez !…