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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/335

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Au soir, profitant d’une rampe plus douce, les amis poussèrent le plancher de bois vers le rivage et l’y amarrèrent. Déjà le paysage était moins dénudé. Des silhouettes d’arbres se profilaient sur le ciel. Pour tous, c’était une joie de voir les branches noires dépouillées de feuilles. Le végétal remplaçant le rocher, c’était le printemps succédant à l’hiver. Lavarède, même, réédita le mot luxueux :

— Des arbres, donc des hommes.

Sur toutes les figures la phrase amena le sourire.

— Cela vous fera plaisir de retrouver des semblables ? continua le journaliste. Voilà l’influence salutaire du désert. Dans les villes, on ne songe qu’à les éviter. Voyez-vous, le désert bien appliqué supprimerait les procès et les tribunaux… Il suffirait d’une bonne loi ainsi conçue : « Tout quinteux sera condamné à un mois de hauts plateaux. » Ce serait le triomphe de la bienveillance universelle.

Le jeune homme avait repris toute sa gaieté, et l’Anglais lui-même applaudit à son paradoxe.

Durant deux jours le voyage continua sans autre incident que, de temps en temps, la nécessité de traîner le radeau, vu l’insuffisance passagère de la pente. Pendant les dernières heures on avait filé entre des rives couvertes de forêts. La nuit le thermomètre marquait seulement 15 ou 16 degrés au-dessous de zéro et miss Aurett en plaisantait, affirmant que la chaleur la faisait souffrir.

Le radeau était en bon état et les lanières de peau résistaient merveilleusement.

Ce matin-là, Lavarède affirma que la journée ne s’écoulerait pas sans que l’on rencontrât une habitation.

Aussi l’on partit très allègres. L’allure modérée du véhicule accusait une faible inclinaison de la surface gelée. Évidemment, les voyageurs atteignaient le pied de la montagne.

Vers onze heures cependant, un dernier rapide se présenta. On s’y engagea sans crainte. À perte de vue, le fleuve élargi présentait une surface unie. Le radeau, ainsi qu’un cheval qui s’échauffe, glissait de plus en plus vite, sans une secousse, sans un cahot. Les passagers n’avaient conscience de la rapidité de leur course que par le vent qui les fouettait avec violence et le galop échevelé du rivage, fuyant en sens inverse.

Soudain, Lavarède poussa un cri rauque. Tous les yeux se portèrent vers lui. Sa main s’étendit vers l’horizon. Ses amis regardèrent et leurs cœurs cessèrent de battre un instant.