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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/367

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

L’Autrichien empoignait ses cheveux avec l’intention évidente de les arracher… mais il suspendit son mouvement. La voiture, après avoir décrit une courbe savante, revenait vers la Gostinitza. Sur le siège, le journaliste riait aux éclats. En arrivant auprès du policier, il sauta à terre et gaiement.

— J’avais l’occasion de me sauver, hein ?

— Je dois le reconnaître.

— Vous voyez que je n’en profite pas. Désormais, quand je vous affirmerai une chose, croyez-moi. Et maintenant rentrons à Batoum. Nous arriverons pour dîner.

Pendant la route Schultze demeura pensif. Évidemment les actions de son prisonnier avaient ébranlé sa certitude et les formules philosophiques, dont avait été bourré son crâne germain, augmentaient encore son trouble.

— Si ma base a été fausse, marmottait-il, mon raisonnement logique est faux, sans compter qu’il y a le doute : « L’homme ne doit pas dire : Je suis certain, mais je crois que je suis certain… d’où il résulte, que je ne suis plus certain du tout de la vérité de sa culpabilité. Et, dans la vérité même, n’y a-t-il pas place pour l’erreur ?… Deux et deux ne font quatre que par convention ; en réalité absolue ils ne font rien, car le chiffre implique l’hypothèse d’une mesure, et la mesure ne s’accorde pas avec l’incommensurable… on ne mesure pas l’infini… donc le nombre est vide de sens !… Donc, cet homme-là peut ne pas être le coupable !… »

Le résultat de ces divagations fut que le lendemain matin, Herr Schultze en s’embarquant sur la Volga déclara, à la grande colère de Bouvreuil, à la vive satisfaction de Lavarède, que celui-là resterait enfermé dans sa cabine, gardé à vue par Muller, tandis que celui-ci jouirait, sous sa surveillance bienveillante, de la liberté accordée aux autres passagers.

Bientôt le signal du départ retentit. Le steamer couronné d’un panache de fumée sortit du port, puis évoluant se dirigea vers le Nord en suivant la côte.

Vers midi, le navire s’arrêta en vue de Poti, pour remettre les dépêches au canot de la poste et continua sa route.

Adossé à l’un des montants de la passerelle, Armand regardait au loin les cimes neigeuses du Caucase. À dix pas de lui, le policier parcourait un journal, interrompant à peine sa lecture pour jeter parfois un regard du côté de son prisonnier. Une douce voix s’éleva auprès du journaliste.

— Ne vous retournez pas, disait-elle ; je suis derrière vous avec mon père. J’ai voulu vous donner le bonjour.

En dépit de la recommandation, le jeune homme fit face à ses amis.