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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/387

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— Que voulez-vous ?… faut vivre !

Et, d’une voix sourde, voilée de larmes presque :

— J’étais patron d’une barque de pêche. Elle m’avait coûté vingt mille francs. Tout ce que les vieux m’avaient laissé, quoi ! La Margaret filait comme une mouette, elle se jouait de la vague. Un jour, la lame l’a enveloppée et elle a coulé à pic. Quoi faire ?… La ménagère, quatre gars et une petiote. Tout ça veut manger. Avec ça que le cadet, — qu’a une cervelle organisée, paraît, — est à l’École navale. Puisqu’il peut devenir officier, ne pas traîner l’existence aussi lourde que nous, faut qu’il y reste… mais faut solder le trimestre. Alors le Miraflor est arrivé. Il offrait une haute paye. J’ai accepté avec Yan, pour que les petits ne se gargarisent pas avec le vent du noroit et que le cadet porte l’uniforme. Voilà pourquoi je suis là.

Deux pleurs coulaient lentement sur les joues bronzées du Malouin. Ému par ce récit, Lavarède vint au marin et lui secouant la main :

— Il y a une chose à laquelle tu n’as pas songé, mon camarade.

Le tutoiement, cette forme familière et affectueuse du peuple, fit frissonner Langlois.

— C’est que, poursuivit Armand, ce bateau livré à la Triplice, lancera aux jours de guerre, des torpilles aux nôtres, et que peut-être, tu prépares la mort de ton fils, au moment où tu marches sur ta dignité pour lui assurer un grade dans la marine militaire.

— Nom de nom de nom, gronda l’homme, c’est que c’est vrai pourtant !

Et, après un silence perplexe, résolument il demanda :

— Dites-moi donc ce que je dois faire ?

— Appelle ton fieu.

Yan parut aussitôt. Mis au courant, il déclara sans hésiter que le monsieur avait raison.

— Alors, mes gars, nous sommes d’accord, s’écria Lavarède. C’est que j’ai aussi du sang breton dans les veines, et je ne veux pas que des pays fassent quelque chose d’inavouable… Je vais chercher deux amis installés près d’ici, je les embarque et nous ramenons le bateau en France.

— Topez-là !

— Nous ne volons pas don José ?

— Pas de craintes. Depuis un mois que nous allons de port en port, les visiteurs lui ont rapporté plus de cinquante mille francs.

— En ce cas, à vos postes, et au signal du « tableau » en route !

Les marins regagnèrent leurs compartiments respectifs, tandis que le journaliste grimpait l’échelle du François-Joseph en murmurant :