Page:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/12

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dents qui ne résulteront pas de la machine, l'accident du bouvier blessé par la corne du bœuf ou de l'ébrancheur tombé de l'arbre, ou du faucheur blessé par sa faux ou par la faux de son voisin, tous ces accidents restent en dehors des prévisions de la loi sur les accidents. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Et encore, en ce qui touche la moralité et l'hygiène, il y a quelques années, en Allemagne, quelques pasteurs protestants, dont le congrès d'ailleurs tout récent ne paraît pas avoir l'importance qu'on y attachait d'abord — quelques pasteurs protestants, entrés dans ce qu'on appelle le mouvement du christianisme social, entreprirent une enquête sur la condition des ouvriers, des valets, des servantes de ferme, sur les conditions de nourriture, d'habillement, de salaire, de couchage, et cette première enquête, messieurs, si superficielle qu'elle fût, révéla des faits si déplorables de mauvaise hygiène, de mauvais aménagement, de promiscuité inévitable, qu'elle fit sensation, et que Bebel put en utiliser les élements.

Nous avons par vos inspecteurs des manufactures, par vos comités d'hygiène, quelques notions sur la condition des ouvriers industriels, sur le traitement qui est fait aux simples salariés par la grande, la moyenne et même la petite industrie ; mais sur la condition même des ouvriers agricoles, sur la condition d'hygiène, de santé, de moralité, où les valets, domestiques et servantes de ferme, sont condamnés à vivre, nous n'avons aucun renseignement, aucun commencement d'enquête, aucun document officiel. Or, la première chose à faire, messieurs, si nous voulons faire pénétrer un peu de progrès, non pas seulement dans ce que j'appellerai la surface visible du monde agricole, mais jusque dans ses profondeurs jusqu'ici ignorées ou dédaignées par les gouvernements ou les législateurs, c'est d'arracher ces hommes et ces femmes à cet état de demi-inconscience, de passivité, de demi-obscurité où ils languissent aujourd'hui ; il faut que tous ces hommes humbles, usés, dépendants, qui enfouissent tout leur travail dans la terre d'autrui, en attendant qu'on enfouisse leurs corps dans la seule terre commune... (Applaudissements à l'extrême gauche) oui ! il faut que ces hommes prennent peu à peu conscience de leurs intérêts de classe ; il faut que ces prolétaires des prolétaires, dont M. Turrel signalait un jour éloquemment la détresse, apprennent à s'organiser pour devenir une puissance, à réclamer peu à peu la propriété du sol fécondé par eux, et à faire briller, au-dessus de tous les privilèges de la propriété oisive, leurs paroles et leur force, comme ils font briller l'éclair de leur faux au-dessus des herbes mûries.

Et peu nous importe que ces hommes, de longtemps encore, ne puisent nous entendre et nous suivre ; peu nous importe qu'à la merci de ceux qui dispensent le travail et le salaire, ils soient destinés longtemps encore peut-être, métayers ou journaliers, à consacrer de leur vote passif précisément la servitude et la misère que nous voudrions faire cesser. (Applaudissements à l'extrême gauche. — Réclamations au centre et à droite.) Notre rêve de justice n'est pas d'un jour ; notre œuvre n'est pas une combinaison éphémère d'intérêt prochain, et c'est d'abord aux plus dépendants, aux plus obscurs, aux plus dénués que va notre sollicitude, précisément parce qu'ils sont les plus obscurs, les plus dépendants et les plus dénués ! (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mais dès aujourd'hui, pour les relever de cette condition d'infériorité et de passivité, vous pouvez faire deux réformes que j'appellerai préliminaires et que nous vous demandons pour eux. Nous demandons d'abord qu'en leur faveur soit organisée la représentation du monde rural. M. le président du conseil connaît bien cette question. Il a pris l'initiative, il y a bien des années, d'un projet excellent qui organisait la représentation du monde agricole dans la pensée la plus large.

Tous ceux qui participent à la vie agricole, à quelque titre que ce soit, comme propriétaires, grands ou petits, comme salariés, avaient dans le projet de M. le président du conseil, alors ministre de l'agriculture, le même droit de vote, le même droit à la représentation. Et il me sera bien permis de dire que si M. le président du conseil, avait mis à faire discuter et voter par cette Chambre cette loi démocratique d'organisation rurale le même zèle, la même ténacité qu'il a apportés au vote des lois sur les primes, à l'heure actuelle la démocratie rurale aurait la représentation à quelle elle a droit. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Jules Méline, président du conseil, ministre de l'agriculture. Si vous aviez moins interpellé, ce serait fait ! (Applaudissements au centre. — Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Jaurès. C'est entendu !

M. le président du conseil. Ce sera fait quand vous voudrez.

M. Jaurès. Messieurs, je ne m'imaginais pas que nous avions un droit aussi étendu à la reconnaissance des conservateurs. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) J'imagine à peine dans quel abîme de réformes serait précipitée la société d'aujourd'hui si nous n'avions pas interpellé ? (Rires à l'extrême gauche.)

M. le président du conseil. Assurément !

M. Jaurès. Mais il ne suffirait pas d'organiser la représentation agricole sur cette base d'égalité. Il nous semble qu'il serait sage, pour que la grande propriété par son influence excessive ne puisse pas, indirectement, exclure de ces conseils électifs de l'agriculture les salariés qui dépendant d'elle, il nous semble qu'il serait équitable de réserver par la loi même à l'élément salarié une certaine proportion définie dans ces conseils de représentation agricole.

Il y a une autre réforme préliminaire que vous pouvez faire : c'est d'organiser la prud'hommie agricole. Entre les propriétaires et les fermiers, entre les propriétaires et les métayers, ou même entre les fermiers et les journaliers agricoles, il peut surgir et il surgit en effet des différends, comme entre les patrons industriels et les salariés industriels. Nous vous demandons de faire juger ces différends du monde agricole comme vous faites juger les différends du monde industriel. Je suis heureux de recueillir sur ce point l'adhésion de M. le ministre des travaux publics.

Il n'y a pas là seulement une question de compétence. Il y a aussi, je puis dire, une question de dignité pour le travail. Si vous voulez relever à ses propres yeux le travail agricole du plus humble et du plus écrasé des salariés, ce sera une bonne chose que d'admettre des salariés agricoles à juger, au nom de la nation, à côté des grands propriétaires et au même titre qu'eux, les différends survenus entre les salariés et les propriétaires, entre les propriétaires et les fermiers.

C'est là, il faut le répéter, la chose première, la chose essentielle. Tant que le prolétariat rural n'aura pas pris conscience de lui-même, tant qu'il ne sera pas sorti de l'inertie et de la torpeur où il languit encore, rien ne sera fait pour lui par les classes dirigeantes.

En vérité, déjà le mouvement commence, déjà l'ébranlement commence parmi ces 3,500,000 ouvriers agricoles, parmi ces 500,000 métayers, parmi ces 800,000 petits fermiers qui sont exclus de la propriété du sol au profit de 300,000 familles nobles, bourgeoises ou capitalistes.

Oui, messieurs, c'est chose étrange, c'est chose surprenante que la longue patience du travail paysan et de la souffrance paysanne !

Oui, depuis trois siècles, depuis les humbles commencements de l'industrie moderne, les ouvriers industriels ont été bien foulés, bien pressurés. Le capital naissant d'abord, puis grandi, a fait sur les ouvriers des usines, des manufactures, des fabriques, de formidables prélèvements, et il n'y a rien de plus douloureux que la complainte des ouvriers tisserands au moyen âge finissant, alors qu'ils se plaignaient de tisser pour les maîtres et seigneurs les riches tissus et de ne tisser pour eux-même qu'un pauvre linceul.

Et pourtant le mécanisme capitaliste, le mécanisme industriel a une telle complication que les ouvriers industriels eux-mêmes peuvent très bien ne pas discerner d'abord l'exploitation même qui pèse sur eux et qu'ils ont mis des siècles dans leur ensemble à s'apercevoir que c'est de leur seul travail qu'était faite la substance de toutes les richesses. Mais les paysans, par quel prodige de résignation et d'ignorance, vivant en pleine nature, parmi ces richesses évidemment créées par la seule vertu de leur travail ajoutée à la vertu du soleil et de la terre, oui, comment, ont-ils supporté leur éternelle vie de privations et de dénuement ?

Toujours, depuis dix-huit siècles, sous la discipline des grands domaines gallo-romains, sous la hiérarchie de la propriété féodale, sous l'égoïsme de la propriété bourgeoise et financière, toujours ils ont laissé couler vers d'autres, vers une minorité oisive, les sources du blé et du vin, de richesse, de force et de joie qui jaillissent de la terre sous leur outil, sous leur effort.

A eux la peine des labours et le souci des semailles, à eux le travail inquiet de la pioche au pied de chaque cep, à eux l'acharnement de la cognée sur la forêt résistante, à eux les courts sommeils dans l'étable et le soin du bétail avant le lever du jour. Mais toujours c'est vers le noble Gaulois, tout fier d'un récent voyage à Rome, c'est vers le suzerain féodal qui se harnache pour le somptueux tournoi, c'est vers le financier gaspilleur, vers le bourgeois taquin et avare que va de siècle en siècle la richesse des champs, des vignes et des bois. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

Le paysan voit fuir de ses mains la force des étés, l'abondance des automnes, et c'est pour d'autres toujours qu'il s'épuise et qu'il pâlit. Mais aussi, quelle que soit sa résignation et sa sujétion, toujours de l'origine des temps, à l'heure présente, il a fait entendre de siècle en siècle une protestation pour avertir les puissants que lui aussi il saurait et voulait jouir.

Au moyen âge même, lorsque les vilains protestaient contre les gentilshommes, ils ne se bornaient pas à dire :

Nous sommes hommes comme ils sont
Et tout autant souffrir pouvons.

Ils ajoutaient qu'avec cette égale faculté de souffrance, ils avaient une égale faculté de joie et qu'ils voulaient, eux aussi, se rassasier des biens de la terre.

Et aujourd'hui encore, quand les paysans, dans les chants que j'ai entendus un peu partout, en Loir-et-Cher comme en Corrèze, et qui traduisent le fond vivant de leurs âmes, lorsque les paysans se plai-