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Page:JORF, Lois et décrets — 01 décembre 1880.pdf/13

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arrêtée du congrès de la traiter dans un esprit amical, par les seuls moyens moraux, et par conséquent d'en exclure absolument toute contrainte matérielle, les mots n'ont plus leur valeur.

Et pourtant, l'impression que j'ai retirée d'une lecture attentive des volumineux livres jaunes relatifs à l'affaire grecques, du premier des deux surtout, est que la pression morale exercée alors soit contre la Turquie soit en faveur de la Grèce a dépassé de beaucoup l'idée qu'on se fait en général de ce genre d'action. Et ce qui n'est pas moins étonnant c'est qu'on en soit arrivé à réclamer une démonstration navale de l'Europe en faveur de la Grèce.

Je sais très bien que l'honorable M. de Freycinet a trouvé la question grecques déjà engagée, engagée à fond pour ainsi dire, et que ses embarras ont dû être grands pour en sortir et pour la terminer, car il voulait évidemment, à son entrée au ministère, la résoudre sans plus de délai. Mais ai-je besoin de répéter qu'une démonstration navale dépassait les moyens moraux dans lesquels on était convenu à Berlin de se renfermer ?

Il est vrai encore que l'honorable M. de Freycinet a cru qu'une démonstration navale pouvait se faire sans tirer un seul coup de canon. Mais si je suis tout disposé à rendre hommage à sa bonne foi, il m'est impossible de partager son opinion sur le caractère d'une opération de cette nature, et je le prie de me permettre de la considérer, jusqu'à preuve du contraire, comme un véritable acte de guerre. Je crois l'avoir démontré du reste. (Bruit de conversations.)

M. le président. Veuillez, messieurs, cesser ces conversations particulières. Malheureusement, les Chambres n'ont jamais écouté avec beaucoup d'attentions les discours lus. (Vives protestations à droite.) Mais il serait de bon goût de faire aujourd'hui une exception en faveur de notre collège, et de garder le silence.

M. Buffet. Ce n'est pas seulement une question de bon goût, c'est un devoir d'écouter quand un sujet est traité par un homme aussi compétent.

Voix nombreuses. Parlez ! Parlez !

M. le vicomte de Gontaut-Biron. Est-ce que d'ailleurs la résolution des puissances, quant à la Grèce, s'était modifiée depuis la séparation du congrès ? En aucune façon, messieurs. Les Livres jaunes nous en apportent la preuve.

Dix-huit mois après la clôture du congrès, comme la rectification des frontières ne pouvait aboutir, soit à cause des prétentions exagérées de la Grèce, soit par l'effet des résistances opiniâtres de la Turquie, il y a eu entre les puissances une négociation à propos d'une transaction suggérée par la France. Quelque désireuses qu'elles fussent d'en finir avec cette affaire, aucune d'elles ne s'arrêta à l'idée de recourir à la force. Les deux principaux négociateurs de la transaction étaient la France et l'Angleterre. Le principal secrétaire d'État pour les affaires étrangères de la Grande-Bretagne, avant de donner une réponse à notre ministre des affaires étrangères, exprima l'opinion qu'il était désirable que les puissances s'abstinssent de toute action collective pouvant entraîner des mesures de coercition matérielle.

L'honorable M. de Freycinet qui venait de remplacer l'honorable M. Waddington, répondit avec une grande netteté que la France objecterait tout autant que l'Angleterre à l'emploi de la force matérielle, que « pareille hypothèse demeurait exclue à ses yeux en tout état de cause. » Sans doute, il soutenait, — et il avait en cela parfaitement raison, — que de simples conseils ne seraient pas plus écoutés de la Porte que de la Grèce, mais il disait que pour triompher des résistances et des prétentions exagérées des parties en cause, il suffisait d'employer vis-à-vis d'elles la force morale résultant d'un accord parfait de toutes les grandes puissances d'Europe qui leur feraient entendre un langage ferme, résolu et pressant, et il déclarait qu'il ne considérait même pas comme admissible l'hypothèse d'une coercition matérielle dans cette affaire. Et comme s'il répondait d'avance à l'éventualité de la démonstration navale, M. de Freycinet disait expressément « qu'il ne saurait entre dans les plans de la France de prendre part à une expédition armée. » Ce sont ses propres expressions ; elles datent du 15 janvier de cette année même. Je n'ignore pas que le ministère anglais avec qui le nôtre échangeait ces idées, quitta bientôt après le pouvoir, et qu'il fut remplacé par un cabinet dont les tendances pacifiques ont paru moins assurées que celles de son prédécesseur. Mais si lord Salisbury disparait de la scène politique, M. de Freycinet y reste, de sorte qu'il est assez difficile d'expliquer comment, après les déclarations que je viens de citer, la dernière surtout, il a pu être question pour la France de démonstration navale. (Bruit à gauche.)

M. le président. Veuillez écouter, messieurs.

M. le vicomte de Gontaut-Biron. Quoi qu'il en soit, la France, l'Angleterre et les autres puissances éloignent résolument et sans la moindre hésitation tout pensée de recourir à la force. C'était en quelque sorte un principe admis et une base de toute discussion ultérieure : « l'hypothèse de l'emploi de la force, disait notre ministre, demeure exclue à nos yeux, en tout état de causes » ; et l'Allemagne, au rapport de notre ambassadeur à Berlin, déclarait que la pression à exercer sur la Porte ne pouvait, bien entendu, en aucun cas engager les puissances dans une intervention armée. La négociation se termine enfin par l'adoption d'une proposition de l'Angleterre décidant la réunion d'une commission internationale de délimitation, et spécifiant de nouveau que la médiation offerte par les puissances n'aurait pour but que de faciliter les négociations entre les parties et qu'il ne s'agissait de leur part que d'une recommandation.

A ce moment encore, l'emploi de la force et de tout ce qui pouvait lui ressembler était donc bien résolument et bien franchement écarté.

Un peu plus tard, le 15 juin de cette année, une conférence se réunit à Berlin sur l'invitation du gouvernement allemand. La note de la chancellerie impériale portait simplement que l'objet de la réunion était l'exécution du traité de Berlin. Les puissances s'assemblaient, selon les expressions consignées dans le premier protocole de la conférence, à l'effet d'exercer la médiation entre la Turquie et la Grèce, — apparemment dans l'esprit du traité. En effet, messieurs, l'Europe n'y a pas modifié ses résolutions antérieures. Celles-ci se sont rappelées qu'une fois, incidemment, et pour être renouvelées, c'est-à-dire que le recours à la force est répudié derechef, et voici dans quelle circonstance. La conférence discutait la délimitation des frontières de la Grèce ; il y avait particulièrement deux tracés en cause : l'un proposé par la France et l'autre par la Russie. A ce sujet, je ferai, en passant, une observation, si le Sénat veut bien me le permettre ? (Bruit. — Parlez ! Parlez ! à droite.) Ce n'est pas sans étonnement que j'ai remarqué la différence du tracé proposé et développé par le plénipotentiaire de la France avec celui qu'avait adopté l'honorable M. Waddington et qu'avait accepté complétement, justifié même dans ses dépêches, l'honorable M. de Freycinet, à son entrée au ministère. La nouvelle frontière réclamée par la France dans la conférence exigeait plus de sacrifices encore de la part de la Turquie que l'autre ! S'était-il donc passé entre ces deux époques quelque incident qui eût modifié les résolutions de notre Gouvernement ? Ce serait intéressant à éclaircir. (Le bruit continue. — Protestations à droite.)

M. le président. Veuillez écouter, messieurs.

M. le vicomte de Gontaut-Biron. Quoi qu'il en soit sur ce point, le plénipotentiaire de l'Italie en repoussant le tracé de la Russie déclara que « ce développement territorial, destiné peut-être à exiger l'emploi des moyens coercitifs contre des populations dont les vœux n'auraient pas été suffisamment constatés, ouvrirait éventuellement la voie à des interventions armées, contrairement aux intentions des puissances médiatrices. »

Personne n'éleva d'objection contre le rappel des intentions du congrès : c'était par là même les confirmer. On n'a donc pas plus changé d'avis dans l'intervalle du congrès à la conférence qu'à la conférence elle-même : on y est demeuré dans les intentions du congrès.

Mais je ne veux parler que de la France, et je demande : comment expliquer qu'après avoir hautement et persévéramment protesté jusque-là contre la seule pensée de la coercition matérielle, le Gouvernement ait modifié ses résolutions antérieures, conformes à l'esprit des délibérations du congrès et de la conférence, conformes à la volonté du pays exprimée par ses représentants, et qu'il ait conçu une démonstration navale, expression positive à mes yeux d'un changement de politique dans le sens belliqueux ? (Très bien ! à droite.)

Doit-on croire que ses sympathies pour la Grèce l'ont aveuglé sur la portée de cet acte ?

On se demandait aussi si le Gouvernement français n'aurait consenti à participer à la démonstration navale au profit du Monténégro qu'à la condition qu'une démonstration analogue aurait lui ensuite en faveur de la Grèce. C'est ce que la presse en Europe, celle qui puise ses informations généralement aux meilleures sources, avait affirmé. Mais que ces deux opérations fussent liées entre elles ou ne le fussent pas, ce qui ne paraissait pas douteux c'est que, dans une entente entre les puissances provoquée par la France, la démonstration navale en faveur de la Grèce y aurait été décidée. Nous en trouverions la preuve au besoin dans deux documents officiels, dans le compte rendu de la séance du 2 septembre au parlement anglais où le sous-secrétaire d'État annonçait la signature d'une convention des puissances par rapport à la question grecque, et dans la note de la Porte du 4 octobre.

Mais la lumière est faite complétement sur ce point grâce au Livre jaune. Nous y trouvons la confirmations la plus entière des soupçons et des inductions du public sur l'existence d'une convention européenne ayant trait à une démonstration navale en faveur de la Grèce, comme aussi sur la connexité établie à la demande du Gouvernement français entre cette opération et celle dont l'Angleterre avait pris l'initiative dans l'intérêt du Monténégro. J'ai cité tout à l'heure, messieurs, en parlant de cette dernière manifestation, des dépêches de notre ministre des affaires étrangères qui se rapportent à cette affaire : il me suffira donc de rappeler à votre souvenir que l'une des deux conditions mises par le Gouvernement français à son adhésion à la démonstration destinée à aider le Monténégro, était de maintenir cet accord complet en vue d'exiger de la Porte des sacrifices qui lui couteraient plus que celui de Dulcigno. Je rappellerai encore au Sénat que, dans une seconde conversation avec l'ambassadeur d'Angleterre, l'honorable ministre des affaires étrangères accentua davantage l'énoncé des conditions du concours de la France. Dans l'intervalle de ces conversations, notre ambassadeur à Vienne envoyait ds informations au cabinet sur les propositions de l'Angleterre, et, répondant probablement aux préoccupations du ministre, il écrivait que la question grecque se trouvait pour le moment reléguée au second rang, et qu'il serait difficile de saisir quelconque indication précise sur les inten-