Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/30

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lui-même. S’il ne fait pas un commerce de la fraude, tout au moins fait-il usage des matières prohibées. Aussi échafaudai-je une histoire dans ce sens-là, pour la lui raconter afin de justifier mes questions.

— Eh bien ! ça va-t-y, vieux père ? lui demandai-je en lui tendant la main comme si je l’avais connu depuis des années. Et, tout en lui serrant la main, je débitai mon boniment.

— Voyez, lui dis-je en lui montrant ma tête nue (j’avais enlevé le mouchoir ; cela me faisait trop remarquer à mon idée), j’ai perdu mon chapeau et cassé ma bicyclette dans ma lutte avec les ambulants. La régie et les gendarmes sont à mes trousses…

— Ho ! Les cochons ! S’exclama-t-il en m’interrompant.

Il y a du bon, pensai-je. Puisqu’il les appelle « cochons », ils ne sont pas de ses amis. Et, profitant de sa bonne disposition, j’ajoutai que j’étais père de famille ; que j’avais deux enfants, etc. ; lancé sur ce terrain-là, je lui en aurais raconté bien d’autres. Lorsque je jugeai que le « père de famille » avait produit son effet, tout bas, confidentiellement, en lui parlant à l’oreille, comme si j’avais eu peur que les pierres et les herbes nous entendissent, j’ajoutai :

— Indiquez-moi donc un peu le chemin pour éviter la régie, les gendarmes et les gendarmeries ?

— Oh ! Ça c’est pas bien difficile, dit-il officieusement.

Et, en personne familiarisée avec les alentours, il se planta au beau milieu du sentier, tout droit dans l’attitude d’un poteau télégraphique ; puis, étendant le bras dans la direction de l’est, il commença ses litanies, en me citant une kyrielle de noms de villages : Abbancourt, Cacacourt, Pipicourt, Mamacourt, Seuricourt, Fréricourt, Chichicourt, puis des Piquigny, Mamagny, Papagny, Pipigny, Seurigny, Frérigny, Chichigny. À chaque nom de village, il m’indiquait la façon d’éviter la gendarmerie.

— Vous comprenez, me disait-il avec une mimique des plus comiques, vous prenez à gauche, puis tout droit… alors vous rencontrez un bois… vous le traversez… Ensuite vous prenez à droite… vous comprenez…

Et, au village suivant, c’était une nouvelle donnée topographique. Ce brave homme, comme la plupart de ses congénères de la campagne, me donnait tous ces renseignements de bonne foi, persuadé que je les comprenais. Il ne se donnait pas la peine de réfléchir que ses renseignements, dits de cette façon, étaient pour moi, étranger