Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/54

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Pour lui donner à comprendre que toute insistance serait inutile, je lui tournai brusquement le dos, et roulai une cigarette. Il n’insista pas et partit.

Depuis une heure que j’étais consigné, la foule se pressait curieusement aux abords du local où j’étais enfermé. Après midi, à la sortie de l’usine, ce fus bien pis encore : le flux populaire grossissait à vue d’œil. Par moment, la porte vitrée donnant sur le quai du hall de la gare gémissait sous la poussée des curieux. À travers les vitres, c’étaient des cris, des rires, des chuchotements, mais plus de menaces : pour le moment la haine était disparue, il ne restait que la curiosité.

Seul, un propriétaire de Pont-Rémy ou d’Abbeville, peut-être encore des environs, je ne me souviens plus au juste, dont le nom m’échappe aussi, qui se promenait sur le quai, se pavanant au milieu de la foule, chaussé de bottes à l’écuyère, vêtu d’un complet de chasse et armé d’un fusil, s’avança près de la porte en jouant des coudes, le plus près qu’il put, puis me montrant son arme :

— Tu as de la veine, cochon ! D’avoir été arrêté par les gendarmes. Si je t’avais rencontré, tu n’y coupais pas.

Et, tout fier d’avoir prononcé ces mémorables paroles dignes seulement d’un Gallifet [1] ou de lui-même, il retourna sur le quai où la foule était moins dense, pour se promener et causer avec des personnes qu’il connaissait sans doute.

Ces paroles placées dans la bouche d’un bourgeois ne m’étonnèrent point. Propriétaire, il défendait la propriété. Cela est dans l’ordre, cela s’explique par l’antagonisme des intérêts ; mais je m’explique moins, par exemple, l’attitude du populo à mon égard.

Qu’avais-je fait à cette pauvre femme toute candie par la puante atmosphère de l’usine, qui me montrait les poings en m’appelant « voleur » ? Qu’avais-je fait à ce jeune ouvrier aux joues pâles et étiques, [2]tenant plutôt du vieillard que de l’adulte, déjà aux trois quarts usé par le travail, qui en grimaçant m’appelait « brigand » ?

— Les voleurs et les brigands sont ceux pour qui vous travaillez, leur criai-je, sans grand espoir d’être entendu.

  1. Le général Gaston Auguste de Gallifet servit tous les régimes, des expéditions militaires du second empire aux entreprises coloniales de la IIIe république, dont il fut ministre de la guerre en 1899. Son nom est passé à la postérité après qu’il eut commandé, en 1871, l’armée versaillaise. La férocité dont elle fit preuve dans la reconquête de Paris insurgé lui fit longtemps incarner, aux yeux du peuple, la brutalité des possédants.
  2. Très maigre. (Nde)