Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/72

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— Pas le moindre. D’ailleurs pourquoi me repentirais-je ?

— Vous avez tué…

— La plaisante raison ! L’interrompis-je en haussant les épaules. Et si je ne m’étais pas défendu, m’auraient-ils épargné, eux ? C’est la lutte pour la vie, que diable. Je vous le répète pour la centième fois, pourquoi m’ont-ils agressé…

— Mais tenez, repris-je après une courte pause. Pour résumer la question je vais me servir d’un exemple en vous comparant un homme et une puce…

Le nom de la bestiole fut à peine prononcé que ce fut un éclat de rire général.

— Il n’y a pas de quoi rire, leur dis-je en manière de parenthèse, pour la nature une puce a la même valeur qu’un homme.

— Positivement, appuya l’avocat.

— Supposons un instant, repris-je sitôt que les ris se furent calmés et en m’adressant à mon interlocuteur, qu’une puce vienne se poser sur une partie de votre corps pour y satisfaire ses besoins, c’est-à-dire s’y abreuver de quelques globules de votre sang. La laisseriez-vous accomplir sa fonction ? Dites…

— Non, certes ! Me répondit le commissaire d’administration, en souriant.

— Vous la tueriez donc ?

— Sans aucun doute.

— Parfait !… Et…

— Et vous ? La laisseriez-vous satisfaire son appétit ? M’interrompit M. Canache.

— Pas le moins du monde. Je tuerais la puce, comme j’ai tué les agents. Car…

— Vous plaisantez, m’interrompit M. Challet. De tuer une puce à tuer un homme, il y a loin…

— Pour moi, il n’y a nulle différence lorsque l’homme me tient le même langage que la puce. Pour que je vive, il me faut laisser boire une infime partie de ton sang, me dit l’insecte. Et, l’homme tout pareillement de me dire : pour que je mange, il faut te laisser arrêter. Pour que je vive, il faut que je te confisque ta liberté. Or vous trouvez tout simple, tout naturel que je tue l’insecte qui, en fait, ne me cause qu’un préjudice insignifiant, et vous criez au crime parce que j’ai tué deux hommes qui voulaient me ravir la liberté ! La vie ! Cependant, en continuant de développer la logique de ce simple raisonnement, il en résulte que la puce ne saurait faire autre chose que de sucer du sang. C’est là la fonction que la nature lui a désignée et à laquelle elle ne peut se soustraire sous peine de mort. Mais l’homme est-il né pour arrêter l’homme ? Est-ce la fonction naturelle de l’homme que d’opprimer l’homme ? Qui oserait répondre : oui ? La nature nous crée tous égaux, avec des goûts, des caractères, des besoins divers, j’en conviens ; mais avec les mêmes droits. J’en conclus donc que tout opprimé a le droit de tuer son oppresseur. C’est ce que j’ai fait.