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NAPOLÉON

en lui et qu’il abandonne. Napoléon lui réserve encore cette surprise, cette délicatesse du cœur, deviner les scrupules de son ami, prévenir les reproches de sa conscience, lui épargner les silences amers du triste Frédéric-Guillaume, les regards méprisants de la belle Louise. Tout de suite, Napoléon fait venir ces vaincus de leur lagune de Memel. Déjà il est résolu à leur rendre, en l’honneur d’Alexandre, une partie de leurs États. Ils seront aussi de la table impériale et il aura pour eux les égards dus au malheur, échappant au manège de la jolie femme, ne se laissant entraîner ni par la pitié ni par la galanterie au‑delà du dessein qu’il a arrêté pour la Prusse. Il faut se faire de Napoléon à Tilsit l’image contraire de celle d’un vainqueur brutal. S’il est enivré de quelque chose, ce n’est pas de ses victoires, c’est de ses succès diplomatiques et l’on peut dire mondains.

Il eût, au‑delà de toute mesure, été affranchi de la condition humaine, s’il n’avait goûté les heures où, à cette extrémité de l’Europe, il tenait sous son prestige l’héritier de la grande Catherine et l’héritier du grand Frédéric. Il y avait en lui un coin de parvenu, mais d’intellectuel parvenu. Il évoquait ce qu’avaient représenté pour lui‑même, jeune lecteur des philosophes de l’autre siècle, le fameux roi de Prusse et la Sémiramis du Nord. Mais surtout, à partir de ces heures‑là, comment n’eût-il pas été tenté de croire que rien ne lui était plus impossible, lorsque, sous la tente de Tilsit, tels des dieux, l’empereur des Français modelait l’Europe dans une causerie familière avec l’autocrate de toutes les Russies ?

En concluant ce traité de paix et d’amitié avec Alexandre, il est au sommet de ses vœux. Sans doute, il sera la dupe de Tilsit. Mais que d’autres avec lui ! « C’est bien fini des guerres, maintenant », répète-t-on dans les rangs de la Grande Armée et les beaux jours de Tilsit laisseront autant de regrets,