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LE MARTYRE

sur autrui est trop naturel pour qu’on en soit dupe. Il est bien difficile d’effacer l’accent de ses Commentaires et, par exemple, de raconter la campagne d’Italie sans subir la magnificence de sa propre version.

Le trait dominant de cette littérature est d’appartenir au genre de la propagande, un genre où Napoléon est devenu un maître. Ce n’était rien que de s’adresser aux sensibilités en peignant les souffrances du captif. L’écrivain a visé beaucoup plus loin. Il a travaillé pour l’avenir. Au cours de son règne, d’une rapidité torrentielle, il avait pris tour à tour toutes les idées, selon les besoins du temps, selon ces circonstances dont il était l’esclave. Pour et contre, on pourrait faire le recueil de ses opinions contraires sur presque tous les sujets. De dessein général, il n’en avait pas. De plan, combien de fois en avait‑il changé ? À Sainte‑Hélène, il médite. Il découvre, dans une Europe rendue à la paix, les transformations qu’il y a produites en la parcourant et en l’agitant pendant dix années. Alors, il conçoit une doctrine. Il s’attribue les intentions des choses qu’il a faites et il revendique les résultats. Il avait soulevé les passions nationales contre la France. Il devient le père du principe des nationalités. C’était exprès qu’il réveillait les peuples de leur antique léthargie. Ses conquêtes, ses annexions ? Il voulait former une seule Italie, une seule Allemagne, assises de l’Europe future et d’une Société des Nations libres au lieu de la Sainte‑Alliance des rois. À la suite de ses soldats, de ses administrateurs, de ses préfets, les idées de la Révolution s’étaient répandues hors de France, d’ailleurs pour se retourner contre lui. Il s’emparait de cet effet de ses guerres. Par elles il avait porté partout le progrès, les lumières, la liberté, la destruction des abus et du fanatisme. Il rappelait qu’il avait été républicain dès sa prime jeunesse, auteur des Lettres sur la Corse, grand serviteur des principes de 1789. Il ne disait plus qu’il avait « dessouillé » la Révolution ; il l’avait « consacrée, infu-