Page:Jaime, Tréfeu - Croquefer.djvu/2

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BOUTEFEU.

Montrez-vous. (De dessous on aperçoit d’abord un grand sabre, puis le bras, puis la tête de Croquefer qui monte l’escalier, tout à coup, il dégringole.)

CROQUEFER, du bas.

Sapristi ! nom d’un petit bonhomme !

BOUTEFEU.

Quoi donc ?

CROQUEFER.

J’ai avalé la poignée de mon sabre.

BOUTEFEU, se penchant au trou.

La poignée ?

CROQUEFER.

Oui !…

BOUTEFEU.

Heureusement qu’il reste encore la lame. (Boutefeu lui tend la main pour l’aider à monter.)

CROQUEFER.

Attends-moi je monte, me tiens-tu ?

BOUTEFEU.

Oui ! (Reparaît le grand sabre, le bras, puis la tête de Croquefer. Boutefeu, qui voit quelque chose dans la campagne, le lâche pour courir à son télescope. Croquefer retombe. On l’entend dégringoler.)

CROQUEFER, hurlant.

Aïe ! Animal !… gredin… Ah ! allons bon, j’ai avalé mon sabre tout entier.

BOUTEFEU, regardant à travers la campagne.

Je vois l’ennemi.

CROQUEFER, paraissant.

Tu le vois ?

BOUTEFEU.

Oui.

CROQUEFER.

Combien sont-ils ?

BOUTEFEU.

Attendez, il faut que je les recompte. Ils sont un !

CROQUEFER.

Alors je puis risquer mon entrée.

BOUTEFEU.

Risquez-la.

CROQUEFER, paraissant tout à fait.

Ouf ! Ce n’est pas sans peine !… m’y voici. (Il ferme la trappe avec difficulté, son sabre le gêne.)

BOUTEFEU.

Vite ! maintenant descendez !

CROQUEFER.

Comment ! que je descende, quand je viens de monter ! Quel est ce genre de balançoire ?

BOUTEFEU.

J’aperçois votre ennemi Mousse-à-Mort. Il est suivi de ses six hommes d’armes… vite armez-vous !

CROQUEFER.

Que je m’arme ! ça c’est facile à dire !… puisque je te dis que j’ai avalé mon sabre en tombant…

BOUTEFEU.

Sapristi ! nous n’avions plus que celui-là !

CROQUEFER, ouvrant une large bouche.

Boutefeu, ne vois-tu rien là-dedans ?

BOUTEFEU, regardant dans la bouche de Croquefer avec son télescope.

Je ne vois que vos dents qui poudroient et la campagne qui verdoie !

CROQUEFER.

Animal ! (Il allonge un coup de pied à Boutefeu qui éternue.) Un sabre de Tolède ! et qui sait si la lame ne sera pas faussée ! (Il regarde à travers le télescope.) Oui, voilà bien cet ennemi acharné qui depuis vingt-trois ans nous fait une guerre à outrance. Le voilà qui s’avance suivi de ses six hommes d’armes ! Crois-tu qu’il vienne sous le vain prétexte de me redemander sa fille Fleur-de-Soufre… que j’ai enlevée il y a quinze jours et que je tiens là enfermée dans ce cachot infect, en compagnie des rats et des grenouilles : le lâche en est bien capable.

BOUTEFEU.

Mais nous ne la lui rendrons que morte de faim, et encore !… S’il nous attaque, nous nous défendrons jusqu’à extinction de chaleur animale, et s’il faut périr !… pérons !…

CROQUEFER.

Pérons ! pérons ! mais voilà vingt-trois ans que j’en avais encore un devant le vestibule de mon château, et non-seulement je n’en ai plus, de perron, mais je n’ai même plus de vestibule, je n’ai même plus de château, un château superbe, il n’y en avait pas deux comme ça…

BALLADE.
I.
Mon château, qu’il était chic !

Ah ! oui, nom d’un p’tit bonhomme !
Mon château, qu’il était chic !
Perché sur un roc à pic.
Bâti mille ans avant Rome
Par un mien cousin germain,
Bâti mille ans avant Rome,
Avec du ciment romain !
Tra la la la !

II.
Quand mon père l’acheta,

C’était beau, m’a dit ma mère,
Quand mon père l’acheta,
Comme le temple de Vesta.
Je n’ai pas connu mon père,
Cet estimable vieillard,
Je n’ai pas connu mon père,
Je suis né trois ans trop tard !
Tra la la la !

III.
Je chassais dans mes grands bois

Avec mes bons chiens de race,
Je chassais dans mes grands bois
Tous les gibiers à la fois.
Je n’ai plus de cor de chasse,
Ni grand bois, et fins limiers ;
Je n’ai plus de cor de chasse,
Je n’ai plus que des cors aux pieds !
Tra la la la !

IV.
J’avais femme et n’en ai plus,

Elle avait la vu’ très-basse,
J’avais femme et n’en ai plus,
Elle avait tout’s les vertus.
Elle a suivi dans un’ chasse,
Au lieu du cerf qu’on chassait,
Elle a suivi dans un’ chasse
Un régiment qui passait !
Tra la la la !

C’est vrai ça, tout a été démoli, saccagé ! il ne me reste plus que toi, toi, le plus embêtant des écuyers, et cette tour du nord, exposée au midi, et tout ça, parce que mon grand-père, qui était un imbécile (respect à sa mémoire), a déclaré la guerre au grand-père de Mousse-à-Mort, qui était un idiot. Boutefeu, veux-tu que je te dise… voilà trois cents ans que cette guerre dure, j’y ai mangé mon dernier homme et mon dernier écu, il est temps, grand temps, plus que temps que ça finisse !

BOUTEFEU.

Y pensez-vous ?

CROQUEFER.

Imbécile ! si je te le dis, c’est que j’y pense.

BOUTEFEU.

Tout est perdu, c’est vrai, mais tout est perdu fors l’honneur.

CROQUEFER.

L’honneur !… Ah ! quand on n’a plus que ça à manger, c’est bien peu de chose, et si j’avais là un plat de pommes de terre frites, avec beaucoup de biftecks autour, je m’en ficherais comme de Colin Tampon… As-tu les clefs de la tour ?

BOUTEFEU.

Qu’en voulez-vous faire ?

CROQUEFER.

Je veux les mettre sur un plat d’argent et en faire hommage à mon ennemi qui s’approche.

BOUTEFEU.

Y pensez-vous ?

CROQUEFER.

Imbécile ! puisque je te le dis, c’est que j’y pense. Mousse-à-Mort, furieux de l’enlèvement de sa fille, notre seule planche de salut, a cessé les hostilités dans la crainte de l’arquebusailler ; il va venir parlementer, il va s’apercevoir de notre débine, et voyant qu’à nous deux nous sommes incapables de lui résister, il n’hésitera pas à tomber sur nous. Je le connais, ce chevalier, c’est un terrible adversaire, bien qu’il n’ait qu’une jambe, qu’un bras, qu’un œil et pas du tout de langue. Je commence à avoir le trac.

BOUTEFEU.

Vous ? Ah fi ! ah pouah !

CROQUEFER.

Mais, animal, est-ce que c’est toi qui paye les pots cassés ? En voilà un qui m’embête à la fin ! Est-ce toi qui me rendras mes hommes d’armes, mes bons chevaliers, tous morts à leur poste… en avant… tandis que je les commandais… par derrière… (Pleurant.) Braves chevaliers ! (Changement de voix.) Peux-tu me les rendre ?