Page:Jaloux - L'école des mariages, 1906.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
EDMOND JALOUX

fange qui viraient autour d’une roue. Une grue transportait des cubes de pierre. Sur les quais, des enfants jouaient au milieu des madriers étendus, des poutres, des amas de chaînes rouillées, grouillantes comme des vers sur un cadavre.

À travers les ouvertures ogivales du clocher de Saint-Victor, le ciel jaune et rouge resplendissait, et ces murs béants avaient l’air d’encadrer les vitraux multicolores que la rapide féerie du soir y encastrait. Des nuages d’ocre se dressaient derrière le Pharo. Un sifflet de ferry-boat allait d’une rive à l’autre, des charrettes roulaient dans la poussière, le pont tournant ouvrait avec lenteur son bâillement de fer, des wagonnets glissaient sur les rails qui contournaient des bicoques coiffées de tuiles et dissimulées par un mur immense, les marteaux des radoubeurs ne cessaient point, clouant dans les intermèdes de silence leurs pointes de bruit. Et de tout cela se dégageait la belle leçon de l’énergie humaine.

Il y avait, dans ce spectacle, quelque peu sensible qu’y fût son esprit, une sorte de tristesse écrasante pour Delville. Toute la brutalité féconde de cette vie énorme rejetait bien loin son faible espoir de bonheur. Qu’il était peu de chose en face d’elle ! Ne le roulerait-elle pas sous la masse de ses vagues, ne pousserait-elle pas de suite au néant ses pauvres rêves enfantins d’amoureux ? Pour la première fois, il eut l’intuition que cette Edmée, qui était tout pour lui, n’était rien dans le vaste monde qu’une épave faible et ballotée, jouet aux mains des forces destructrices et indifférentes. À cette pensée, René eut peur de la responsabilité qui allait charger ses pauvres épaules. S’il hâtait par sa faute l’heure fatale ? Si