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Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/29

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pour elle, la protéger, se dévouer à sa cause. Pourquoi, par leur seule vue, certaines femmes nous rehaussent-elles ? Et pourquoi d’autres, tout aussi spontanément, nous civilisent-elles ? Françoise Chédigny, qui n’était qu’une humble dactylographe, rien qu’en vous regardant de son beau regard couleur d’algue flottante et d’horizon marin, vous poussait tout doucement dans un roman de chevalerie !

Je rêvais ainsi à elle, en l’écoutant me dépeindre la tristesse de son enfance, l’intérieur familial, morne et grondeur, toujours traversé par des orages financiers, un père rancunier, bouffi de vanité, injuste, une mère acariâtre, violente, jalouse, et la triste succession des jours dans un local sombre et puant la moisissure.

Mais M. Jasmin-Brutelier nous interrompit :

— Venez, dit-il, tout est prêt ! On soupe !

— Patron, criait Lucien Béchard, où sont les tenailles ? Les bouteilles sont diablement bien bouchées !

Nous nous approchâmes de la table ; quatre candélabres surmontés de bougies l’éclairaient ; la nappe était semée de violettes. Les boîtes de conserves, ouvertes, exhalaient des parfums divers. Une salade de homard, préparée par les petites Soudaine, était vouée, dans cette nature-morte à la figuration des blancs et des roses.

— Crois-tu que c’est chic ? répétait Blanche Soudaine, en sautant sur ses pieds. Je suis sûre que ce n’est pas mieux chez les princes !

Nous nous assîmes. Le souper commença…

Je ne crois pas avoir assisté de ma vie à un souper aussi gai. Je ne dirai pas combien de fois l’on fit les mêmes plaisanteries, ni les phrases dont se servit M. Bouldouyr pour porter un toast pour lequel, en mon honneur, il usa tout particulièrement, et en souvenir de sa jeunesse, d’un vocabulaire symboliste, qui, je le crains, ne fut pas goûté par son auditoire autant qu’il le méritait ; je dirai pas le nombre de coups d’œil langoureux, complices, moqueurs ou passionnés, échangés d’une part entre mon amie Françoise et M. Lucien Béchard, et d’autre part, entre M. Jasmin-Brutelier et Mlle Marie Soudaine ; je ne dirai pas avec quelle gaieté on décida de considérer les bouteilles vides comme des bêtes de battue et d’en faire un tableau que l’on dénombra avec fierté. À la fin du souper, Blanche Soudaine qui avait une petite voix juste, accepta de chanter et grimpée sur une chaise nous berça d’une barcarolle langoureuse à laquelle son costume ajoutait plus de réalité. Je ne sais pas d’ailleurs si la vue de ses jolis yeux noirs, brillants comme ceux d’une mésange, d’un cou blanc qui se continuait par une charmante naissance d’épaules, et de deux jambes potelées et nerveuses, fut tout à fait étrangère aux compliments que nous lui fîmes de sa voix et de son sentiment musical. L’impression générale de confort et de bonheur que nous éprouvions, ce fut le pauvre Florentin Muzat qui se chargea de la résumer.

— On se sent du velours partout ! déclara-t-il.

Mais Marie Soudaine s’écria :

— Ciel ! Déjà onze heures et demie !

Ce fut une bousculade. Les trois jeunes filles coururent à la chambre de Valère Bouldouyr, les hommes, au cabinet de débarras qui leur servait de vestiaire. Peu de temps après, tout le monde reparut : hélas ! plus de robes à paniers, de perruques, de plumes, de grandes manches flottantes, de cravates de mousseline ! Tout un chacun avait revêtu sa défroque du jour, ici, de mornes vestons, là, de simples corsages gris ou noirs et un peu de paille d’où pend une rose de toile. Ce fut une belle déroute dans l’escalier…

Je compris pourquoi, le jour où j’avais voulu trouver la clef de