Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/32

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rencontré par hasard, un jour où il s’était égaré, et l’avait adopté, un peu par pitié, un peu aussi à cause de la curiosité qu’il apportait aux oracles bizarres de cet innocent.

Tels étaient mes nouveaux amis ; telle était la petite société où je m’accoutumai à passer bien des heures. Elle est dispersée aujourd’hui, aussi loin de moi, aussi perdue dans le vaste univers que les fleurs, réunies par le caprice d’une saison, le sont quand l’automne est venu, mais je n’y pense jamais sans un serrement de cœur, et parfois, sans une larme. Il faut bien dire que j’en ai peu connu de plus propre à nous réconcilier avec l’humaine nature : chez ces petites gens, rien m’empoisonnait le plaisir de vivre ; ni ambition démesurée, ni vanité, ni amour trop exclusif de l’argent, mais c’était aussi que ce plaisir de vivre était rare et limité. Le travail constant, bien des soucis de famille ou d’établissement, leur laissaient peu d’issues pour se réjouir ; aussi chaque occasion de divertissement leur donnait-elle une vraie portion de paradis et la goûtaient-ils en connaisseurs. Et le meilleur à leurs yeux était de se réunir et de mettre en commun leur humeur du jour, grise ou dorée, — ou ces apparences de bal et de soupers que Bouldouyr leur donnait, afin que sa nièce Françoise eût sa part d’illusion, ou comme il disait dans son langage naturellement affecté, « montât quelques marches de l’Escalier d’or » !

Je me souviens qu’un soir, j’étais accoudé au balcon avec Mlle Chédigny. Dans l’intérieur de l’appartement, Bouldouyr récitait quelques vers des poètes de son temps à Béchard et à Jasmin-Brutelier, qui n’en comprenaient pas toujours le sens, mais qui n’eussent osé l’avouer pour un empire. La jeune fille regardait, au delà des toits d’en face, le soleil, avec ses rayons et ses écumes d’or, former une sorte de gloire qui descendait lentement, s’enfonçait dans le ciel.

— Que c’est beau ! me dit-elle. — Puis elle soupira. Et comme je lui en demandais la raison, elle ajouta :

— Je n’aime pas me sentir heureuse. Quand je suis triste, je sens que cela passera, et cette pensée me donne du courage, mais quand j’ai du bonheur, je sais aussi qu’il va passer, et cela me désespère…

— Bah ! votre bonheur n’est pas si grand que vous puissiez avoir peur pour lui…

— Vous ne savez pas ce qu’il est pour moi, murmura-t-elle, et moi-même, je ne pourrais pas vous dire en quoi il consiste. Mais je le sens et cela suffit bien. Je voudrais que rien ne changeât. Auprès de l’oncle Valère, de tous nos amis, j’éprouve une telle paix, une telle sécurité que je me dis que cela ne peut pas durer. Si vous soupçonniez ce qu’est ma vie, vous me comprendriez ! J’ai toujours été étouffée, comprimée, maltraitée. Je suis comme un prisonnier qui, de temps en temps sortirait de son cachot pour se promener dans un beau jardin des Tropiques et qu’aussitôt après, on replongerait dans la nuit… Je ne peux pas croire que j’échapperai un jour à mon destin véritable : le jardin des Tropiques me sera interdit, et je ne saurai plus rien de ce qu’on y admire ! Il suffirait que mon père apprît un jour où je passe mes soirées pour que le cachot fermât pour toujours sa porte sur moi…

— Allons, ne vous effrayez pas, dis-je en riant, sans comprendre encore combien la pauvre enfant avait raison. Si on vous remet en prison, nous irons en chœur vous délivrer.

À ce moment, Lucien Béchard passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte-fenêtre. Le soleil dora sa tête, ses favoris, ses cheveux, et il eut, un moment, l’air d’un personnage de flamme qui venait nous emporter sur un char de feu, loin des geôles familiales et des pauvres tourbières de ce monde.

— Françoise, dit-il, vous nous abandonnez ! Que deviendrions-nous, Seigneur, si notre Providence se retirait de nous ?