Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/35

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l’exaltation de celui-ci et la tendresse qu’il lui manifestait ne lui permettaient pas d’entendre certaines vérités.

Un jour que nous causions ainsi, accoudés au balcon, regardant entre les charmilles jouer et courir les enfants, autour des kiosques et des pelouses, elle s’abandonna jusqu’à me faire ces aveux :

— Il y a des jours où je regrette presque d’avoir rencontré l’oncle Valère. Peut-être aurais-je vécu, sans lui, tranquille et stupide, suivant ma vie. Mais où me mènera, comme il dit, son escalier d’or ? Un de ces jours, mes parents vont me proposer quelque projet de mariage. Que répondrai-je ? Autrefois, sans doute : « Oui ! » sans chercher mieux, sans réfléchir… Mais aujourd’hui ?… Il m’a ouvert une route que je soupçonnais à peine, il a donné à la vie, pour moi, un sens que je ne lui connaissais pas. Que de rêves romanesques, fous, irréalisables ne m’a-t-il pas mis dans l’esprit ! Ces livres, ces fêtes, ces conversations, tant d’anecdotes étranges et charmantes qui lui reviennent à la pensée, tout cela, je le sens, me grise peu à peu. Il me semble qu’on peut vivre ainsi, entourée d’enchantements. Et puis, je rentre chez moi, je retrouve un intérieur modeste et morne, les soucis les plus ennuyeux, des parents maussades, uniquement occupés à se disputer sur les incidents de ménage, aucune liberté d’esprit, et je me dis qu’il me faudra mener une existence pareille à la leur, et je maudis l’oncle Valère qui m’a permis d’entrevoir qu’il pouvait y avoir autre chose — autre chose…

— Mais, Françoise, il n’est pas sûr que vous soyez contrainte d’épouser un parti proposé par vos parents.

— Qui alors, dit-elle en riant, un lord, un prince italien ?

— Non, mais un gentil garçon moins esclave de cette vie bourgeoise que vos parents, un être plus aimable, plus libre, plus aventureux ! N’en connaissez-vous point ?

— Ma foi, non, je n’en connais point !

Et ce fut moi qui n’osai pas insister.

À quelques jours de là, me trouvant dans la boutique de M. Delavigne, qui raccourcissait mes cheveux, je vis entrer Valère Bouldouyr qui venait acquérir je ne sais quelle lotion. Il me serra la main, puis, son flacon enveloppé, il s’en alla.

— Tiens, me dit le coiffeur, vous connaissez M. Bouldouyr maintenant ?

— Mais oui, pourquoi pas ?

— Vous ignoriez même son nom, il y a quelques mois. Pauvre M. Bouldouyr ! Il n’a pas de chance avec son amie, vous savez, cette personne blonde, qui se promène à son bras dans le Palais-Royal. Elle a presque tous les soirs des rendez-vous avec un jeune homme à favoris dans les petites rues du quartier. Je les rencontre souvent en allant faire ma partie à la Promenade de Vénus, ou bien quand j’en reviens. Ils rôdent autour des Halles, reviennent par la rue du Bouloi, la rue Baillif, la galerie Vivienne. Il y a là un tout petit café dans lequel ils entrent. Et pendant ce temps, l’honnête M. Bouldouyr garde à cette petite rouée toute sa confiance. Ma parole, il y a des moments où j’ai envie de tout lui dire…

M. Delavigne parlait ainsi, tandis que plongé dans la cuvette, j’avais le chef oint et malaxé d’une main énergique. Je ne pouvais guère protester. Le shampoing fini, les cheveux séchés, je me levai comme un Jupiter tonnant, et je fis descendre la foudre sur l’obscur blasphémateur :

— Monsieur Delavigne, si vous voulez conserver ma clientèle et celle de M. Bouldouyr, je vous conseille de tenir votre langue tranquille et de ne plus répandre ces calomnies. La jeune fille dont vous parlez si légèrement est la propre nièce de M. Bouldouyr, et ce jeune homme blond qui l’accompagne, son fiancé. Apprenez dorénavant à respecter les gens honnêtes !