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Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/37

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terre de roses, j’étends la main pour en cueillir une, et, au moment où je vais la saisir, je me réveille, si triste et si bouleversée que j’éclate en sanglots !

Malgré moi, je me laissai impressionner par le récit de Françoise, mais je la grondai de se montrer aussi superstitieuse. Je lui prouvai que nos songes portent l’empreinte de nos craintes, mais non la forme de notre avenir. Et je redoublai d’éloquence à mesure que je voyais la gaieté renaître sur le visage de l’enfant.

Elle avait jeté son grand chapeau blanc sur un fauteuil, toute sa jeunesse riait à travers elle, comme le soleil dans le feuillage d’un arbre. Ses cheveux lourds, d’où glissaient quelques boucles rebelles, avaient des reflets d’or rose.

Elle se jeta dans mes bras en s’écriant :

— Même si je vous déçois, un jour, Monsieur Pierre, promettez-moi de ne pas m’abandonner !

Et comme elle posait sa tête sur mon épaule, je posai un baiser sur son front mais jamais je n’eus une aussi grande crainte de faire une erreur de direction.



XIV


Je devais une fois encore assister à l’une des fêtes de mon ami M. Bouldouyr, et comme ce devait être la dernière, elle a laissé dans mon esprit un souvenir ineffaçable.

Nous croyons, en général, que nous n’avons aucune prescience de l’avenir, mais si nous réfléchissions mieux, nous nous rendrions compte que, sans savoir exactement ce qui va nous arriver, nous avons à certains moments de notre destinée, une sorte de pressentiment, non une vision précise et limitée, mais une sensation confuse, indéfinie comme une ombre, intense, pénétrante, de certains états d’esprit, que les circonstances vont bientôt développer en nous.

S’il en était autrement, pourquoi aurais-je ressenti une telle mélancolie en entrant dans le petit appartement de mon vieux poète, pourquoi une impression de tristesse aussi morbide, aussi continue, m’aurait-elle accompagné durant ces heures nocturnes, — et pourquoi chacun de nous semblait-il mal à l’aise, troublé, frémissant, au lieu d’éprouver l’aimable et puérile gaieté que nous manifestions d’habitude dans ces invraisemblables réunions ?

Nous étions aux derniers jours du printemps. Après des giboulées tardives, des orages intempestifs, venaient soudain des journées lourdes, égales, brûlantes. Déjà, aux fleurs à peine nées des avenues succédaient des feuilles roussies, déjà, au plaisir printanier de vivre, une torpeur angoissée, une indifférence animale et presque hostile.

Je revois la petite pièce où Valère avait dressé le souper, avec sa table servie, ses argenteries, ses candélabres blancs et les bouteilles de champagne dans un coin, — je revois les livres de Valère, ses chers livres bien rangés sur une étagère, et au-dessus, dans un cadre de chêne, une eau-forte d’Odilon Redon, qui montrait un Pégase blanc se débattant dans une mer de ténèbres, je revois les fleurs qui s’épanouissaient dans chaque vase, — jamais il n’y en avait eu tant, — ces roses sans regard et qui ne sont qu’une bouche ouverte et pâmée, ces lys alourdis, qui vous contemplent du haut de leurs pistils d’or, avec une ineffable pitié, ces hortensias stérilisés dès leur naissance, ces iris sortis d’une armurerie, tous ces lilas. Bouldouyr se doutait-il, lui aussi, que c’était la dernière fois ?

Et je le revois, lui-même, avec sa robe de chambre bariolée et ses larges conserves d’écaille, l’air d’un magicien bourgeois de Chardin, et le petit musicien italien, zézayant et timide, tout basané sous ses cheveux blancs, et nous tous, enfin…