Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/43

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— Vous le savez maintenant ! Le père Chédigny, dit-il, a fait allusion, auprès d’un employé, à ces heures supplémentaires, et il a su alors qu’il n’y en avait jamais eu. On a suivi la petite et découvert le pot aux roses. Ah ! je vous assure que la mâtine a su de quel bois le père Chédigny avait l’habitude de se chauffer ! Aussi elle n’en mène pas large maintenant ! Elle est enfermée chez elle et ne sort plus qu’avec sa mère, et ce sera ainsi jusqu’à notre mariage…

Cette fois-ci, je fis un bond sur la banquette.

— Votre mariage ! Tu vas l’épouser ?

— Pourquoi pas ?

— Après ce que tu viens toi-même de me raconter ! Un homme raisonnable comme toi ! Tu perds la tête !

— Nenni, nenni, mon petit vieux ! Le père Agniel ne perd jamais la tête ! D’abord, je ne sais pas à quels spectacles écœurants la pauvre petite a pu assister chez ce satyre, mais elle est, j’en suis sûr, scrupuleusement honnête et pure. Et puis, je l’ai interrogée au retour de sa dernière équipée, je l’ai interrogée longuement ; eh bien, je vous assure qu’elle a beaucoup de bon ! Ce n’est pas une irrémissible détraquée comme celle de Saint-Cloud, l’épouse du bottier. Elle sait raisonner, elle voit juste. Le vieux décadent et sa bande de fêtards à la manque n’ont pas eu le temps de la détraquer. Ah ! par exemple, un peu plus, et elle était perdue ! Il était moins cinq quand nous sommes arrivés ! Enfin, j’ai confiance en elle ; elle a abjuré ses erreurs, elle a reconnu elle-même que tous ces gens-là étaient des imbéciles et qu’elle n’en reverrait aucun. Elle se rend compte que la vie est une chose sérieuse et qu’il vaut mieux repriser ses bas, faire des confitures et compter avec la blanchisseuse que de se gargariser avec des phrases qui n’ont pas de sens et de parler de la lune, comme d’une chose que personne n’a jamais vue, sauf trois ou quatre initiés ! Moi, voyez-vous, je voudrais qu’on envoyât à Cayenne tous ces malfaiteurs, tous ces empoisonneurs de l’esprit public !

— Elle va se marier, répétais-je intérieurement. Ce n’est pas possible, c’est une feinte. Elle ne peut pas abandonner ainsi Lucien Béchard, elle l’aime. Fine et délicate comme elle l’est, supportera-t-elle jamais l’animal qui me parle d’elle en ce moment ?

Mais je me disais aussi que Françoise Chédigny pouvait être une coquette, nous avoir joué la comédie, que je ne la connaissais guère, qu’une série d’attitudes ne fait pas un caractère et que Victor Agniel semblait bien sûr de son fait.

— Le mariage est-il fixé ?

— Oui, je l’épouserai le 1er septembre. Et d’ici là, personne ne la verra que ses parents et moi ! Ah ! si sa bande espère me l’escamoter de nouveau, elle en sera pour ses frais ! Il y a même un escogriffe qui est venu demander des renseignements auprès de la concierge ! Celui-là, si je l’y repince, je lui casserai la figure !

Malgré ma cruelle déconvenue, j’eus une forte envie de rire. Agniel continuait :

— Et puis, je ne vous ai pas tout dit : l’oncle Planavergne file un mauvais coton. D’ici à peu de temps, je toucherai la bonne galette !

Je tentai de nouveau de le décourager, de le dissuader de son projet ; je lui représentai le danger qu’il y a à épouser une fille qui n’est pas sûre, le grand nombre de celles qui sont à l’abri de toute tentation, les hasards de l’avenir.

Mais Victor Agniel secouait la tête :

— J’en fais mon affaire, disait-il ; celle-là, je saurai la mater. D’ailleurs, je connais la manière : en trois séances, son père l’a rendue aussi douce qu’un agneau.

Et comme j’insistais, il ajouta :