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— Je règne sur l’humanité entière, mes bons amis. Vous voyez bien que je n’étais pas idiot ! Mais les hommes, est-ce vivant ? Est-ce mort ? Je voudrais bien connaître mes sujets.

Alors j’entendis des sanglots. Je m’aperçus que Françoise, agenouillée à ses pieds, versait d’abondantes larmes. Une blessure béante souillait son épaule nue, dont suintaient de larges gouttes de sang, qui tombaient, une à une, dans un plateau, jonché de fleurs…

Mon angoisse fut telle que je me réveillai, le cœur serré, tremblant encore.

Et ce fut ma dernière entrevue avec Valère Bouldouyr. À dater de ce cauchemar, Françoise et lui désertèrent même mes rêves. La porte de l’escalier d’or était close à jamais pour moi !



XIX


Du temps passa. Des semaines d’abord, puis des mois me séparèrent de ce morceau de ma vie où j’avais connu Valère Bouldouyr et ses amis. Je pensais souvent à eux et à Françoise, mais le souvenir que j’en gardais devenait chaque jour plus vague, plus indistinct. Il me semblait avoir rêvé cet épisode plutôt que l’avoir vécu. Parfois, le soir, au coin de mon feu, au retour d’une expédition sur les quais ou chez un lointain bouquiniste, — plus ou moins fructueuse ! — j’essayais de me représenter les traits de mon vieil ami ou de sa nièce. Déjà, leur image me fuyait : je croyais toujours que j’allais saisir leur physionomie dans sa réalité, dans son relief, mais ce n’était jamais qu’une image à demi perdue, comme un daguerréotype, et qui fondait, pour ainsi dire, sous mon regard.

Le printemps ramena la vie et la gaieté sous les charmilles du Palais-Royal que l’hiver avait rendues âpres et nues. Je vis de nouveau le paulownia, tout contracté, ouvrir dans un bois charbonneux ses étoiles d’un violet pâle, de riches couleurs coururent sur les parterres, les cris des enfants montèrent jusqu’à ma fenêtre ; puis l’été combla de son haleine de fournaise le tranquille et noir quadrilatère aux pilastres réguliers.

Et ce fut l’anniversaire de la disparition de Françoise, puis de mon départ pour Nantes.

Un soir d’août, je lisais un de ces livres métaphoriques, obscurs et musicaux, qui me rappelaient la jeunesse de Valère Bouldouyr, quand la sonnette de mon appartement tinta. Peu après, on introduisit un grand jeune homme blond. Je me levai, et soudain je dressai les bras en signe de surprise : c’était Lucien Béchard.

Il avait beaucoup changé, il avait maintenant quelque chose de plus viril et de plus triste. Ses favoris étaient rasés, ses cheveux courts ; une moustache en brosse se hérissait au-dessus de ses lèvres. Hâlé, les épaules élargies, la voix sonore, il me rappelait à peine le voyageur de commerce romantique, qui m’avait dit adieu, voici plus d’un an !

Tant de souvenirs douloureux entraient avec lui dans la pièce que je ne savais que lui dire et qu’il se taisait pareillement. Enfin il vint s’asseoir dans un fauteuil bas, de l’autre côté de mon bureau.

— Je suis arrivé, il y a cinq jours, me dit-il, sans hausser la voix. Ma première visite est pour vous. Je suis si ému de vous voir, Pierre ! Il me semble que tout n’est pas fini…

Il ajouta :

— Vous vous en souvenez, mon voyage ne devait être que de six mois. Mais j’ai demandé à le prolonger. Je savais que je n’avais plus rien à faire ici. Je reviens avec la situation brillante que l’on m’avait offerte et que le succès