Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/20

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déborder encore d’elle tout ce trésor d’affection dont elle l’avait gorgé.

Quand on lui reprochait ses faiblesses envers lui, elle répondait :

— Que voulez-vous ? C’est mon seul garçon.

Elle préféra toujours à ses filles, avec une partialité visible, cet enfant gai, paresseux, indolent et câlin, un peu cynique, sans grande intelligence, ni beaucoup de cœur. Comme toutes les mères, dès la naissance de son fils, elle avait aveuglément cru à une supériorité éclatante qu’il montrerait bientôt en quelque chose. Mais cette supériorité attendue demeura longtemps négative. Charles se révéla nul en littérature, nul en latin, en grec, en mathématiques, irréparablement nul en toute chose, si ce n’est au jeu de barres et aux billes. Et Théodore Barbaroux disait à sa sœur :

— Ton fils est un cancre, Gaudentie !

Le jour où l’enfant exhiba devant sa mère ses premiers dessins, elle exulta. Elle distingua aussitôt, dans les hiéroglyphes de ces gribouillages, les signes indubitables d’un grand talent, et elle poussa Charles de toutes ses forces vers cette vocation qu’elle appelait pour lui et où elle donnait rendez-vous à la fortune et à la gloire. Elle plaça sur cet avenir tous les vœux qu’avaient déçus les déboires de sa propre existence. Charles Pioutte serait un Raphaël, un David, un Meissonier. Elle crut à son génie comme s’il l’avait déjà. Elle fit des merveilles d’éloquence pour obtenir de Théodore qu’il envoyât son neveu à Paris. Elle visita ses anciennes amies, intrigua dans plusieurs salons, obtint des recommandations en sollicitant de tous côtés. Cette petite femme maussade et sèche, souvent cassante, assez sotte, se montra affable, cordiale, intelligente ; elle sut flatter, s’abaisser, jouer la comédie. Enfin elle parla si bien que Charles partit.

Et voici que tout cela allait s’anéantir si l’abbé Barbaroux apprenait la conduite de son neveu, voici que la plus inattendue catastrophe allait faire avorter misérablement le fruit de tant d’efforts, de tant de prières et de tant de promesses. Ah ! que le sort était donc injuste, cruel et sournois, en ses complots malveillants ! Et