Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/230

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fumier qui alimentaient depuis longtemps déjà de vénéneuses plantations empoisonnées de dépit et de colère, et il parut tout à coup à Théodore que Gaudentie, avec son œil gris, devenu cruel et aigu, son grand nez crochu, son long cou nu et ridé, ressemblait à un vautour et qu’elle était prête à fondre sur lui.

— Tu l’as dit, criait-elle, je ferais n’importe quoi pour Charles ! Mon fils, mais il me demanderait de dévaliser un passant dans la rue que je lui obéirais ! Mais sa maîtresse, entends-tu, je l’aime, puisqu’il l’aime, c’est encore un peu de lui, et puisque tu me chasses, j’irai chez lui, je la servirai, cette femme ! Mais pour qu’il soit heureux, je serais capable de tout ! Je le défendrais contre Dieu même, si je pouvais, le bonheur de Charles ! Je balayerais les rues pour le voir sourire, j’assassinerais pour qu’il se paye un plaisir. Tu ne sais pas tout, Théodore, s’écria-t-elle dans un accès d’orgueil maternel, maladif et presque sauvage, ces deux cents francs qui ont disparu, c’est moi qui les ai volés pour faire enterrer le fils de Charles !

L’abbé poussa un grand cri de douleur.

— Ah ! c’est complet ! Il ne manquait plus que cela ! Tu es donc possédée du démon ?… Tu parles… tu parles à faire vomir un honnête homme ! C’est donc fini, il n’y a plus rien sur cette terre de ce qui en a fait la grandeur, autrefois ; tout est ruiné, démoli, détruit. Tu n’as donc jamais pensé à Dieu, Gaudentie !… Tu oses te confesser, communier, tu es hypocrite et sacrilège. Quelle honte ! Et c’est moi qui vois cela, dans ma propre famille ! Misère ! Ah ! je ne comprends plus mon époque ! Je suis un homme d’autrefois. Oui, tu le disais en t’en moquant tantôt, mais c’est la vérité. J’ai vécu pour un idéal. J’ai obéi aux inspirations d’En-Haut. Qu’étaient pour moi la misère, la souffrance en face de ma conscience ? J’ai pu être fier de moi. J’appartiens à une race disparue. Les miens sont morts. — Ah ! il est dur à gravir le jardin des Oliviers ; elle est amère, la lie du calice ; je le comprends aujourd’hui, le cri de mon Divin Maître : « Seigneur ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? » — Oui, je suis aussi incompréhensible à mes contemporains que je les comprends peu moi-même. Tu assassinerais quelqu’un