Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/17

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C’était elle qui m’avait mis l’idée dans la tête et maintenant — tant il faut peu compter sur les femmes — elle semblait l’envisager sans le moindre espoir. Son pessimisme m’irrita et je prétendis nourrir les plus brillantes espérances ; j’allai même jusqu’à me vanter d’avoir le net pressentiment de mon succès. Là-dessus, Mrs Prest éclata :

— Oh ! je vois ce que vous pensez. Vous vous imaginez que vous avez fait une telle impression en cinq minutes qu’elle meurt d’envie de vous avoir et qu’on peut compter sur elle pour convaincre la vieille. Si vous y arrivez, vous compterez cela pour un triomphe.

Je comptai cela en effet pour un triomphe — mais seulement pour le critique, non pour l’homme, qui n’avait pas la manière en fait de conquêtes. Quand je retournai, le lendemain, la petite servante me mena tout droit à travers la longue salle (elle développait comme hier sa profonde perspective et était plus éclairée, ce que je trouvai de bon augure) à l’appartement d’où, à ma dernière visite, mon hôtesse avait émergé. C’était un salon spacieux et fané avec un beau vieux plafond peint sous lequel une étrange figure était assise, seule, auprès d’une fenêtre. Ils me reviennent maintenant avec la palpitation qu’ils me causèrent alors, les états d’esprit successifs qui, la porte refermée derrière moi, amenaient à ma connaissance que j’étais réellement face à face avec la Juliana de quelques-unes des pièces lyriques les plus exquises et les plus célèbres d’Aspern.

Je m’habituai à elle plus tard, bien que jamais complètement ; mais là, tandis qu’elle était assise devant moi, mon cœur battait aussi fort que si le miracle de la résurrection se fût effectué pour mon seul bénéfice. Sa présence semblait en quelque sorte contenir et exprimer l’autre, celle du poète, et je me sentis plus proche de lui, en ce premier instant où je la vis, que je ne l’avais jamais été et que je ne le fus jamais depuis. Oui, je me rappelle mes émotions, dans leur ordre, y