Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/76

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travers Venise. Je ne sais que faire. Elle a l’air de quelqu’un qui s’éteint.

— Me permettez-vous de la voir, d’essayer de me rendre compte ? demandai-je. Je serais, bien entendu, très heureux de pouvoir vous ramener quelqu’un. Mais ne vaudrait-il pas mieux envoyer mon domestique, et que je reste avec vous ?

Miss Tina fut de cet avis, et je dépêchai mon homme chez le meilleur médecin du quartier. Je me hâtai de descendre avec elle, et, chemin faisant, elle me raconta qu’une heure après mon départ, dans l’après-midi, Miss Bordereau avait eu une crise d’oppression, éprouvant une difficulté terrible à respirer. Ce symptôme avait disparu, mais l’avait laissée si épuisée qu’elle ne revenait pas à elle ; elle semblait usée et prête à passer. Je répétai qu’elle n’était pas passée, qu’elle ne passerait pas de sitôt ; sur quoi Miss Tina me jeta un regard de côté plus sévère qu’aucun de ceux que j’avais eu jusqu’ici l’honneur de recevoir d’elle et me dit :

— Vraiment, que voulez-vous faire entendre ! Je ne suppose pas que vous l’accusiez de simulation !

J’oublie quelle fut ma réponse, mais je crains qu’au fond du cœur je ne crusse la vieille femme capable des plus sinistres manœuvres. Miss Tina voulait savoir ce que je lui avais fait ; sa tante lui avait dit que je l’avais tant fâchée. Je déclarai que je n’avais rien fait du tout ; j’avais été extrêmement prudent ; à quoi mon amie répliqua que sa compagne lui avait assuré qu’il y avait eu une scène entre nous, une scène qui l’avait bouleversée. Je répondis avec un certain ressentiment que c’était elle qui m’avait fait une scène — que je ne savais à quoi attribuer sa colère — sinon à mon incapacité de payer vingt-cinq mille francs le portrait de Jeffrey Aspern.

— Et elle vous l’a montré ? » gémit sourdement Miss Tina, qui sentait que la situation la débordait et que les éléments de sa destinée venaient s’amonceler peu à peu autour d’elle sans résistance possible de sa part.

Je lui avais répondu que je donnerais tout au monde pour le posséder, mais je n’avais pas les 25 000 fr. ; puis je m’arrêtai, nous étions à la porte de Miss Bordereau. La plus intense curiosité me poignait, mais je crus de mon devoir de représenter à miss Tina que, si ma vue irritait la malade, il vaudrait mieux la lui épargner.

— Votre vue ? Pensez-vous qu’elle puisse voir encore ? demanda ma compagne presque indignée.

Oui, je le pensais, mais je me gardai de le dire et je suivis tout doucement mon guide. Je me rappelle que je lui dis, un moment après, debout devant le lit de la vieille femme :

— Ne vous montre-t-elle donc jamais ses yeux non plus ? Ne les avez-vous jamais vus ?