Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immédiatement après sa mort. La pièce était dans un désordre indescriptible ; elle rappelait une loge de vieille actrice. Des vêtements traînaient sur les chaises ; puis çà et là, des paquets informes, des collections de boîtes en carton empilées les unes sur les autres, écornées, gonflées et décolorées, qui pouvaient bien dater de cinquante ans.

Un moment après Miss Tina remarqua de nouveau quelle direction prenaient mes yeux, et comme si elle devinait quel jugement je portais sur ce spectacle — oubliant que je n’avais pas à en porter un — elle dit, peut-être pour se disculper de complicité dans ce désordre :

— Elle aime que les choses soient ainsi ; nous ne pouvons toucher à rien. Il y a là des cartons qu’elle a possédés presque toute sa vie. Puis elle ajouta, mue par une certaine pitié de la pensée qui me dévorait : « Les choses étaient là » — et elle montrait du doigt une caisse petite et basse, sous un sofa juste assez grand pour la recouvrir. Cela me parut être une de ces malles étranges d’autrefois, en bois peint, aux poignées compliquées et aux courroies racornies et dont la couleur — en dernier lieu elle avait été revêtue d’une couche de vert pâle — avait presque entièrement disparu. La malle avait évidemment voyagé avec Juliana au temps passé, au temps de ses aventures, qu’elle avait partagées. Elle aurait fait un singulier effet en arrivant dans un hôtel moderne.

— Étaient ? Elles n’y sont plus ? demandai-je, saisi par le sous-entendu de Miss Tina. Elle allait me répondre, mais à ce moment le docteur entra, le docteur que la petite bonne avait été chercher et qu’elle avait enfin rejoint. Mon domestique, parti pour exécuter mon ordre, l’avait rencontrée ramenant son compagnon ; animé de cet esprit vénitien si éminemment sociable, il était revenu sur ses pas avec eux et était monté aussi jusqu’au seuil de la chambre de la padrona, où je le découvris tout à coup, louchant par-dessus l’épaule du docteur. Je lui fis signe de s’en aller, d’autant plus vivement que la vue de sa face fureteuse me rappela combien j’étais moi-même peu à ma place en ce lieu, impression confirmée par le coup d’œil sec que me jeta le petit docteur, qui me prit pour un rival arrivé avant lui sur le champ de bataille.

C’était un petit monsieur, gras et alerte, coiffé du haut-de-forme professionnel, qui semblait tout regarder, excepté sa malade. Il continua à me tenir en observation, comme si j’avais également besoin d’une potion ; aussi je le saluai rapidement et le laissai avec les femmes, et je descendis au jardin fumer un cigare. J’étais nerveux ; je ne pus